«Pop-en-stock - YouTube Théorie» d’Antonio Dominguez Leiva – Bible urbaine

Littérature

«Pop-en-stock – YouTube Théorie» d’Antonio Dominguez Leiva

«Pop-en-stock – YouTube Théorie» d’Antonio Dominguez Leiva

La main invisible d’un système excessif et chaotique

Publié le 18 novembre 2014 par Isabelle Léger

Crédit photo : Éditions de Ta Mère

Paru aux Éditions de Ta Mère, voici le premier ouvrage papier issu de la revue littéraire Web intitulée Pop-en-stock dirigée par Samuel Archibald et Antonio Dominguez Leiva, tous deux écrivains et professeurs à l’UQÀM. Comme la revue s’intéresse à la culture pop, le géant virtuel mais non moins monstrueux qu’est devenu YouTube était tout indiqué comme premier candidat élu au rang de publication imprimée. Si la proposition est intéressante du point de vue du contenu, elle rate son coup sur la forme.

Tout d’abord, quelques chiffres donnés par Dominguez Leiva: le site recense plus de 6 billions d’heures d’écoute par mois, les vidéos les plus populaires comme «Gangnam Style» enregistrent plus de 2 milliards de visionnements et sa valeur marchande, de 1,65 billion de dollars en 2006 lorsque Google l’a acheté, aurait dépassé les 45 billions en 2012. Qui plus est, son expansion constante empêche un véritable suivi du nombre de vidéos affichés – mais elles auraient avoisiné les 2 200 billions en 2013. Il a raison de parler de succès spectaculaire, on pourrait même dire ahurissant.

Cet essai à propos du site de vidéos en ligne, au troisième rang des sites les plus fréquentés, analyse et explique sa phénoménale popularité par le prisme d’un courant appelé néobaroque. Les lecteurs non initiés (nous sommes nombreux, sans doute) apprendront ce qui la définit tout en lisant puisque ses caractéristiques structurent l’ouvrage (en cela, c’est bien): l’excès, la fragmentation, la frénésie, la répétition, l’absence ou la pluralité de centres (ou excentricité), la perversion et la distorsion, l’instabilité. Tous ces traits constitutifs produisent le faux labyrinthe qu’est YouTube. Faux, car il n’y a pas de sortie et le système de tags ne permet pas un véritable classement ni même un réel référencement. On parle de désordre, voire de chaos et d’entropie.

YouTube, c’est le règne de la fragmentation qui mène à la décontextualisation et à la consommation morceau par morceau, dont les bodycounts sont la représentation éloquente. Dominguez Leiva voit dans le culte du détail une manifestation de la crise de l’idée de totalité définissant notre époque postmoderne. Quelle est cette crise? Celle du «tout a été dit, pourtant certaines choses sont indicibles». Ne restent que des «presque-riens», des chatons qui jouent du piano. YouTube, c’est la quintessence de l’inanité.

Dans cet univers de tous les excès, les 15 minutes de gloire ne suffisent plus, il faut des records sans cesse renouvelés, tant du côté de l’exploit que du ratage. Car la star de YouTube, c’est bien souvent l’idiot du village d’autrefois. Suite logique de l’ère du zapping télévisuel, la consommation youtubéenne reproduit et expose la pathologie de la réception communément appelée déficit d’attention chez les enfants. Sauf qu’ici, ce comportement hyperactif (frénétique) s’observe chez l’adulte. En abordant l’infantilisme triomphant sur le site, Dominguez Leiva associe ses héros (l’idiot et celui qui le regarde) aux piliers du système idéologique néolibéral.

S’appuyant sur Ignacio Ramonet, Dominguez Leiva soutient que «YouTube répond parfaitement […] à l’idéal de mondialisation néolibérale.» Voilà la théorie évoquée dans le titre.

Magnifique duplicateur des industries culturelles hégémoniques ainsi que support publicitaire et régulateur de flux et de données de milliards d’utilisateurs, YouTube devient l’illustration de l’harmonie néolibérale de la «main invisible» en donnant précisément l’effet d’un chaos orchestré à l’image de la nouvelle imago mundi.

Observant le site comme un objet autonome, Dominguez Leiva y voit donc une sorte d’allégorie de l’impuissance de l’humain-esclave devant les forces d’un système autogénératif et soi-disant autorégulé, à l’instar de l’idéologie économique dominante. Comme l’auteur est professeur de littérature, non de sociologie, il ne cherche pas d’explication sociale au phénomène YouTube. Certes, il cite Beaudrillard pour affirmer que le «démocratisme» de YouTube est un leurre et un échec annoncé et il associe le site à une célébration «de la société médiatique de consommation dont il [le site] est lui-même devenu l’emblème». Il parle de «simulacre de liberté» et soupèse des hypothèses de «cheval de Troie du nouveau totalitarisme» et de «volonté des masses de liquider le sens». Et même s’il termine avec l’idée que YouTube n’est peut-être, en fait, que la bouffée d’évasion nécessaire au commun des mortels, son point de vue est essentiellement esthétique (mot dont il fait d’ailleurs un usage abusif).

L’autre bémol de cet ouvrage, et il est de taille, c’est qu’il ne pourra pas captiver beaucoup plus de lecteurs que la revue en ligne dont il est issu. Le vocabulaire spécialisé, le style universitaire chargé et hermétique, les très nombreuses citations, références et notes de bas de page, tout dans la facture éditoriale concourt à éloigner le lectorat potentiel. Un lectorat intéressé par l’actualité et le monde qui l’entoure, éduqué (mais dans un autre domaine), qui n’exige pas d’être pris par la main, mais souhaiterait une entrée en matière un peu plus accessible, ne serait-ce que pour pouvoir en discuter par la suite. Voilà une belle occasion manquée.

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