LittératureLire un classique avec
Crédit photo : Paul Labelle
Antonine, votre parcours est impressionnant! Vous êtes l’auteure d’une cinquantaine de livres, dont Don l’Orignal (1972, Prix du Gouverneur général), Pélagie-la-Charrette (1979, Prix Goncourt) et Clin d’œil au Temps qui passe (2019), pour ne nommer que ceux-ci! On est curieux de savoir: d’où vous est venue la piqûre pour la littérature?
«À 3 ans, j’ai entendu le conte Boucle d’or et les Trois Ours de la bouche de ma voisine, une adolescente nommée Alice que plus tard j’identifierais à l’autre Alice, celle du pays des merveilles. Si je me rappelle qu’à cette époque j’avais 3 ans, c’est que je me souviens clairement d’avoir pensé: l’année prochaine, il y aura quatre ours, puisque j’aurai 4 ans. Mais j’étais si insatiable qu’après m’avoir raconté une dizaine de fois le conte des Trois Ours, Alice m’a proposé de m’amener, pour faire changement, chez le Petit Poucet.»
«J’ai failli exploser de bonheur et j’ai crié: “Ah, parce qu’y en a un autre!” Ce jour-là, je faisais mon premier pas dans l’imaginaire, ce paradis où seule la littérature pouvait me faire entrer. Je m’y suis sentie si bien que, secrètement, je crois même avoir pressenti que ce goût se prolongerait jusqu’à mes nonante ans…»
Tout au long de votre carrière, vous vous êtes prêtée au jeu d’écrire des romans, des pièces de théâtre, des contes et des essais. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’explorer des genres littéraires aussi variés? Vous êtes une véritable touche-à-tout!
«Je ne choisis pas! Je laisse le soin à mes personnages de choisir leur territoire ou leur logis. C’est ainsi que La Sagouine, à quatre pattes sur les planchers qu’elle vient fourbir chez les autres, lève la tête pour s’adresser à ceux-là, en face d’elle; en réalité à son public de théâtre.»
«Pélagie, en racontant le retour de son peuple sorti d’exil puis transplanté en nouvelle Acadie, rejoint le grand thème de l’épopée qui allait évoluer dans les temps modernes vers le roman.»
«Et mon Clin d’œil au Temps qui passe appartient par définition au genre de l’essai.»
«Tout comme mon Fabliau des temps nouveaux est forcément un conte.»
Mes personnages sont plus forts et plus audacieux que moi. Ce sont eux qui imposent leur habitat.»
Ce 14 avril, la Bibliothèque québécoise va faire paraître une réédition de votre roman Mariaagélas – initialement paru chez Leméac en 1973. Dans ce livre qui s’avère être le tout premier ouvrage féministe acadien (!), on suit le parcours d’une femme qui refuse le travail en usine, préférant s’affirmer et devenir contrebandière durant la prohibition. D’où vous est venue l’inspiration pour créer cette «femme forte et indépendante qui n’hésite pas à bousculer les conventions et l’ordre établi»?
«De toutes mes héroïnes, Mariaagélas restera sans doute la plus flamboyante des années de la prohibition. J’ai connu personnellement, au milieu du siècle, des Maria-à-Gélas, dont certaines, par leur personnalité hors pair et leur authentique désir de liberté, ont contribué avant terme, c’est-à-dire bien avant le grand courant d’aujourd’hui, à la libération de la femme.»
«Car celles de l’époque de la contrebande du premier tiers du XXe siècle affrontaient des adversaires autrement plus coriaces: outre la loi, elles faisaient face aux coutumes, à la religion, à la domination incontestable du mâle. J’ose même dire qu’une Mariaagélas confrontée à un El Capone donnait le signal de la nouvelle donne dans le rôle que se préparaient à jouer les femmes des temps nouveaux.»
Ce livre a été un véritable succès à sa sortie, puisque vous vous êtes vue décerner le Grand Prix littéraire de la Ville de Montréal et le Prix France-Canada. Presque 50 ans plus tard, c’est la Bibliothèque québécoise qui lui donne un second souffle en proposant cette réédition toute fraîche, dont vous avez d’ailleurs rédigé une nouvelle postface. Qu’est-ce que cela vous fait, en tant que créatrice, de voir que Mariaagélas est maintenant considéré comme un véritable «classique» de la littérature?
«Pour répondre à cette question, je reprends quelques lignes de ma postface: “Que d’eau a coulé sous les ponts – je devrais dire, que de mots ont coulé de ma plume – depuis la sortie de Mariaagélas. En 1973, j’en étais à mes balbutiements dans le roman, mais l’héroïne que je racontais n’était pas tellement plus âgée que moi. Je l’avais connue dans la vraie vie, cette Maria”.»
«Des décennies plus tard, j’entends ricaner la bootleggeuse qui grimpe jusqu’à sa première sélection au Goncourt, puis obtient quelques prix littéraires français et canadiens, des ventes inespérées, des hommages. Du haut de ma très longue vie, je remercie les Éditions Leméac, Grasset (et maintenant Bibliothèque québécoise), les librairies, les lecteurs et la vraie Maria, celle qui est entrée dans mon livre avec fracas.»
Si vous aviez carte blanche et que tout était possible, avec quelle figure féministe rêveriez-vous de jaser le temps d’un souper, et pourquoi? On aimerait aussi beaucoup savoir de quoi vous parleriez ensemble!
«L’écrivain, comme tous les créateurs, a toujours carte blanche, car pour lui, les possibles sont infinis. Y compris le droit de remonter le temps. Je suis sûre que je pourrais en parler à satiété avec des auteures qui m’ont éblouie et inspirée.»
«Les Colette, Anne Hébert et Gabrielle Roy, ou Emily Brontë et Virginia Woolf. Celle-ci a même prédit que le prochain siècle, le nôtre, verrait la femme se retrouver libre et à l’aise au cœur de sa création romanesque. Elle avait vu juste.»