«L’entrevue éclair avec…» Lisa L'Heureux, esprit insatiable – Bible urbaine

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«L’entrevue éclair avec…» Lisa L’Heureux, esprit insatiable

«L’entrevue éclair avec…» Lisa L’Heureux, esprit insatiable

À la découverte des finalistes du Prix littéraire Trillium en Ontario

Publié le 12 juin 2019 par Mathilde Recly

Crédit photo : Mathieu Girard

Au cours du prochain mois, Bible urbaine présente une série d’entrevues éclairs ayant pour but de faire découvrir des auteurs finalistes aux Prix littéraire Trillium, récompenses les plus prestigieuses en Ontario. On poursuit cette série découverte, destinée à nos mordus de romans, théâtre et poésie, avec Lisa L'Heureux. Une chose est sûre, cette dramaturge n’a pas peur d’endosser mille chapeaux pour assouvir sa soif de projets en théâtre!

Lisa, vous écrivez et mettez en scène des pièces de théâtre, en plus de diriger le Théâtre Rouge Écarlate dont vous êtes la fondatrice. À quel moment avez-vous réalisé votre intérêt pour la dramaturgie, et depuis, quel chemin avez-vous parcouru dans ce domaine artistique?

«Mon intérêt a d’abord été pour les mots et leur capacité à me faire vivre mille vies par leur simple présence sur une page blanche. Enfant, l’une de mes activités favorites était de parcourir les rayons de la bibliothèque municipale et d’empiler les livres que j’allais ramener à la maison. Il m’arrivait aussi de piquer les livres de mon grand frère et de mes grandes sœurs, car mon appétit pour les mots était gargantuesque. Je dévorais tout. Souvent, il m’arrivait de ne pas pleinement comprendre ce que je lisais. Mais ça m’importait peu, car avec ce que je saisissais, je pouvais créer mes propres récits. De cette manière, très tôt dans mon imaginaire, Hamlet côtoyait les personnages du Baby-sitters Club et des Chair de poule

«À huit ans, alors que j’avais déjà la réputation dans la famille d’être une drama queen, j’ai vu un spectacle qui m’a fait tomber sur le cul. C’est alors que j’ai su que c’était ça que je voulais faire plus tard: émouvoir, ébranler et émerveiller les gens par l’art vivant. Je croyais que j’allais m’y prendre par la scène, en étant une vraie diva de la chanson classique, mais en vieillissant, j’ai commencé à désirer l’ombre et les coulisses du théâtre.»

«C’est ainsi que je me suis inscrite à l’université où j’ai complété deux baccalauréats et demi et une maîtrise. Pendant ce temps, j’errais. J’apprenais. Je flirtais avec la dramaturgie en analysant les écrits des autres. Puis, après trop d’années d’études, je me suis mise à faire du théâtre professionnellement. Bien que ce fut une période grandement formatrice, où j’ai pu vivre du théâtre en exécutant la vision des autres, j’avais l’impression de participer sans être présente.»

«À cette époque pas si lointaine, j’ai commencé à être troublée, pour ne pas dire révoltée, par mon mutisme. Peu à peu, je sentais le besoin de porter un discours qui me faisait vibrer, qui venait de mon cru, et qui était vertigineux. L’écriture dramatique s’est donc présentée comme une manière parmi tant d’autres qui me permettait d’aller au bout d’une prise de parole nécessaire.»

En plus d’organiser des tables rondes et des rencontres littéraires, vous dirigez des ateliers de création en théâtre (grand public et jeunesse). Qu’est-ce qui vous motive le plus dans la transmission du savoir et de la passion artistique?

«Ce qui m’attire vers l’écriture dramatique plutôt qu’une autre forme littéraire, c’est qu’à la base, le théâtre est une discipline collaborative qui place l’humain au centre de ses actions et de ses intentions. À son meilleur, le théâtre met en tension le moi et le monde en abordant des questions majeures dans un lieu de tous les possibles. C’est une forme complètement hybride qui est toujours à décomposer et à recomposer.»

«On dit que l’écriture est un acte solitaire, mais je dirais que l’écriture dramatique se fait plutôt au nous, même lorsqu’il est intime et parle du je avec une voix singulière. En instance d’atelier ou de laboratoire de création, il arrive souvent que plusieurs sensibilités se rencontrent pour réfléchir et rêver au projet en chantier. Ça, c’est un de mes moments préférés, car on a le privilège de rentrer dans l’univers de quelqu’un d’autre, alors qu’il fait face à plus de questions que de réponses, et alors qu’il ne saisit pas tout ce qu’il y a dans son œuvre.»

«Dans ce sens, je ne sais pas si j’ai tant de savoir à transmettre, mais toutes ces instances de rencontres et de dialogues me donnent l’impression de grandir, en étant souvent bouleversée et mise au défi, et c’est surtout ça qui me motive à agir.»

En 2016, vous avez publié Pour l’hiver, une pièce de théâtre qui a remporté le Prix littéraire Jacques-Poirier–Outaouais 2017 et qui est inspirée de la vie et de la poésie d’Arthur Rimbaud. Pouvez-vous nous parler de la place qu’occupe la poésie dans votre écriture?

«Ce que j’aime de la poésie, c’est le trou et le fragment, sa capacité de réinventer et de mettre à l’envers des codes, de mettre en lumière l’invisible et de faire de la langue un fouet. C’est une matière vivante qui appelle à la parole, qui ouvre des passages, justement parce que tout n’est pas dit. Parfois, la poésie exige même qu’on s’arrête pour respirer et recevoir.»

«Un temps, c’est tout.

Ici, les mots se construisent autour du silence.

Et parce que chaque mot est pesé, j’ai l’impression qu’en le recevant, ça s’imprime en nous.»

Et si un soir est votre deuxième et plus récente pièce de théâtre, publiée aux Éditions Prise de parole en mai 2018. Cette œuvre chorale présente quatre personnages habitant le même immeuble et partageant le même sentiment de solitude et d’isolement, mais chacun à sa façon. Pouvez-vous nous en dire plus sur le message que vous avez voulu transmettre et sur le parti pris d’un espace-temps chimérique et décalé?

«J’espère ne jamais créer pour transmettre un message, mais plutôt pour fouiller des questions particulières. Dans le cas de Et si un soir, je m’intéressais au rapport de la solitude et de l’isolement à la nuit et ce qui nous conduit à l’Autre.»

«La nuit permet de dévoiler des parts de l’être souvent ignorées. Elle le fait par le biais du fantasme, de la peur, de la déchéance, du rêve, de la détresse, de l’absence et du manque. Avec mes quatre personnages, j’ai tenté de creuser les extrêmes et de voir comment ces âmes esseulées pouvaient coexister, se contaminer et même se repousser.»

«En plongeant pleinement dans la nuit, j’ai voulu m’en inspirer pour la forme même de la pièce. De cette manière, structurellement, l’espace-temps est fluide; il se répond, se contredit, se miroite, se répète. Et si un soir est à la fois une histoire concrète et onirique. Les personnages se racontent, mais n’agissent pas, et c’est justement là, dans cette incapacité d’agir, que se situent la tension, le drame et l’aspect tragique de la pièce.»

«Avec l’écriture d’Et si un soir, je n’ai pas eu envie de donner de réponse ou de fixer de vérité. Je trouve que souvent le lecteur/spectateur est réduit à une fonction bidimensionnelle, à être celui qui reçoit passivement ce que d’autres ont composé. Et c’est pour cette raison que j’ai essayé d’ouvrir les possibilités d’interprétation et de créer un espace dense qui met en lumière le doute et le dialogue.»

Entrevue-eclair-Lisa-LHeureux-Bible-urbaine-Et-si-un-soir

Lorsque vous vous êtes lancée dans la rédaction de ce texte, vous l’avez présenté aux spectateurs au festival les Feuilles vives à Ottawa, où le metteur en lecture et le public pouvaient poser des questions pour participer de près ou de loin au processus de rédaction. Qu’aimez-vous dans ce genre d’entreprise? Quels bénéfices en tirez-vous, et quels sont les plus gros défis à relever?

«En fait, au cours des cinq ans d’incubation qui entourent la création de Et si un soir, le public a été invité à témoigner du processus à quatre différentes reprises, notamment lors des Feuilles vives en 2016.»

«Ce type de moment de rencontre est indispensable aux oeuvres que je souhaite réaliser, car il me permet très tôt d’être heurtée aux regards des autres et de voir ce qui résonne chez eux. Il met en valeur la fragilité, cultive la complicité et le dialogue, et permet de tester des hypothèses. Étant à l’extérieur d’une valeur marchande et d’une logique de production, il devient donc possible de se tromper en toute liberté.»

«Ce processus prolongé ne protège pas l’artiste de l’échec ni de l’égarement ni du découragement. Oh que non! Mais ça l’encourage à former de nouveaux plans d’attaques qui lui permettent de se surprendre et de mieux défendre son projet artistique. Cette rigueur est d’une importance essentielle.»

«Le plus grand défi à relever est de résister. Résister à la facilité, à l’utilité, à la conformité, aux formules toutes faites, à l’appel au rendement, et à des processus de création raccourcis qui répondent par-dessus tout à des contraintes budgétaires.»

Cette année, Et si un soir fait partie des œuvres en compétition pour le Prix littéraire Trillium, qui vise à récompenser les écrivaines et écrivains francophones de l’Ontario et leurs éditeurs. Un grand bravo! Qu’est-ce que cela représente pour vous et comment pensez-vous que cela va contribuer à faire avancer votre carrière et vos futurs projets artistiques?

«C’est un grand honneur d’être nommée pour ce prix littéraire, qui est décerné par le gouvernement ontarien depuis maintenant 32 ans! De ce fait, je m’insère dans une longue lignée de gens qui ont eu l’audace d’enchanter, d’étonner et même d’éveiller la conscience de leurs lecteurs. Je suis reconnaissante de pouvoir appartenir à cette grande communauté littéraire en Ontario et d’y contribuer à ma façon.»

«Alors que nous sommes dans un climat de compressions majeures où des programmes de développement et de soutien sont sans cesse pulvérisés, ce prix (et les autres de son genre) permet aux autrices et aux auteurs de continuer à s’entêter et à prendre la plume par nécessité, afin de réclamer des espaces d’échanges et de dialogues pour ici, maintenant.»

Pour lire toutes nos entrevues éclair avec Diya Lim, David Ménard, Gilles Latour et Alain Doom, les auteurs et poètes en lice au Prix littéraire Trillium, en Ontario, visitez le labibleurbaine.com/entrevue-eclair-avec…

*Cet article a été produit en collaboration avec les Éditions Prise de Parole.

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