LittératureDans la peau de
Crédit photo : Julie Artacho
Jules, nous sommes contents d’échanger avec toi aujourd’hui! En plus d’être doctorant en sociologie, tu as dirigé le livre Feuilletons de Montréal et d’ailleurs (L’Esprit libre, 2019), et tu as cofondé le magazine de sociologie Siggi. On est curieux de savoir: d’où t’est venue la piqûre pour ce domaine d’étude?
«Je pense que c’est d’abord des expériences militantes, lors des grèves étudiantes de 2012 et 2015, qui m’ont conduit vers les sciences sociales. Mais en réalité, je n’avais aucune idée de ce qu’était la sociologie. J’étais un peu perdu, je travaillais de nuit dans un bar pour payer mes études, sans trop savoir à quoi elles pouvaient bien me servir. C’était embarrassant, à Noël, quand je devais expliquer à ma famille ce que je faisais.»
«Le hasard des rencontres m’a mené à intégrer un petit groupe de recherche à l’Université de Montréal sur la vie quotidienne et l’écriture sociologique. À partir de ce moment-là, la sociologie est devenue véritablement passionnante. J’ai cessé de penser le monde en termes abstraits et j’ai commencé à essayer de comprendre ce que les gens font, jusque dans leurs gestes, regards et paroles les plus banales.»
«On rendait compte de nos observations non pas dans des textes techniques et ennuyeux, mais sous la forme de “feuilletons”, un genre à mi-chemin entre la littérature, le reportage et la sociologie. C’est ce qui a mené à la publication du recueil et la création du magazine.»
«Mes proches pouvaient enfin comprendre ce que je faisais et prendre plaisir à me lire!»
On a lu que tu te spécialises dans l’étude «des habitudes apparemment anodines de la vie quotidienne». Qu’est-ce qui te motive à explorer ces petites choses plus riches en significations qu’elles n’y paraissent à première vue?
«Le banal et l’anodin, c’est par définition ce à quoi on ne réfléchit pas, ce qui va de soi. Je trouve original de penser ce qui est impensé. La sociologie de la vie quotidienne est une approche intéressante également, parce qu’elle remet en cause notre conception habituelle de la liberté. Dans la vie de tous les jours, on répète souvent des phrases comme “tout le monde est libre de faire ce qu’il veut” ou “je ne juge pas”. C’est parce que nous vivons dans des sociétés où, formellement, il y a très peu d’interdits.»
«Cependant, que l’on aille à la plage ou au restaurant, il y a une foule de normes, mais elles sont implicites, non dites, presque inconscientes, car elles relèvent de l’automatisme. Les règles d’interaction sont extrêmement subtiles et sont à trouver dans les petits murmures, les remarques anodines, les soupirs exaspérés ou les coups d’œil agacés. Ce n’est donc pas vrai que “tout le monde fait ce qu’il veut”. D’ailleurs, après avoir dit “je ne juge pas”, on dit habituellement “mais”, puis on pose un jugement!»
«C’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon essai: il existe en restauration un ensemble de règles implicites et d’habitudes banales qui lient les employés entre eux.»
Justement, le 13 avril, ton essai Pourboire: une sociologie de la restauration est paru aux Éditions XYZ. Au fil des pages, tu y «décortique[s] tous les codes et rituels […], de la bière staff à l’apprentissage sur le tas, en passant par les tournées de shooters et la pause clope.» Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’immiscer dans les coulisses de ce milieu?
«J’ai travaillé quelques années dans des restaurants et des bars. Comme la majorité des personnes qui sont passées par ce milieu, j’entretenais une relation amour-haine avec celui-ci. Un jour, je me disais que je voulais y faire carrière, et le lendemain je me promettais de le quitter le plus tôt possible. C’est cet étrange sentiment que je voulais parvenir à comprendre.»
«Ce que j’ai réussi à démontrer, c’est que la restauration offre bien plus que des emplois; elle offre également un style de vie. Celui-ci est ambivalent: il est pénible et exaltant. Pénible, parce que l’on travaille intensément, que l’on boit beaucoup d’alcool et que l’on dépense beaucoup d’argent dans les sorties au restaurant. Exaltant… précisément pour les mêmes raisons! Le travail est intense, on ne s’ennuie jamais, et on est fier de ce que l’on accomplit. On boit de l’alcool avec ses collègues et on s’amuse comme des fous; on découvre des saveurs insoupçonnées, et on dépense sans compter cette curieuse monnaie qu’est le pourboire.»
«Ma thèse est donc la suivante: bon nombre de serveuses et de serveurs vivent un dilemme existentiel. Elles et ils sont pris entre deux options: soit quitter la restauration et renoncer à son appartenance à une communauté que l’on aime, ou bien y rester et endurer son caractère pénible.»
Pour parvenir à brosser un portrait de la restauration fidèle à la réalité, tu as mené une enquête de terrain très riche au sujet du métier et de ses acteurs qui ont «un style de vie unique, marqué par une sociabilité alcoolisée et une esthétique gourmande.» Pourrais-tu nous en dire plus sur la façon dont tu as procédé pour t’infiltrer et pour te documenter de manière aussi exhaustive sur le sujet?
«En fait, ç’a été très simple. J’ai contacté quelques-unes de mes connaissances qui travaillaient en restauration. Ces personnes m’ont ensuite référé à d’autres gens, et j’ai ainsi constitué un bassin d’informateurs et d’informatrices.
«J’ai donc rencontré des gens qui travaillent dans le milieu afin de les faire parler sur leur monde. Il était important, pour moi, d’instaurer une relation détendue.»
«Si j’avais lu une série de questions sur un ton sérieux, j’aurais obtenu des réponses scolaires, en surface. En me présentant plutôt comme un ancien employé de la restauration, en buvant une bière, en racontant à l’occasion une anecdote personnelle, mes interlocuteurs pouvaient parler comme ils parlent à des collègues. Je posais donc des questions simples et à travers lesquelles les gens se sentent compétents: “Comment se déroule ton shift habituellement?” et non: “Quels sont les problèmes du mode de rémunération en restauration?”»
«Mon enquête était d’autant plus facile que les personnes qui font du service sont généralement assez bavardes: il faut être extraverti et avoir de la répartie pour servir des inconnus tous les jours.»
«Finalement, mon enquête relève plus de la bière entre amis que du travail d’infiltration!»
Et alors, par la suite, y a-t-il un autre milieu ou domaine professionnel que tu souhaiterais investiguer de la même façon, et si oui, pourquoi?
«Oui, mais ce n’est pas un domaine professionnel. C’est plutôt un domaine de la vie intime: les relations amoureuses.»
«Je ne sais pas si vous connaissez Eva Illouz. C’est probablement la sociologue la plus connue dans le monde occidental à l’heure actuelle. Sa thèse est très populaire: l’individualisme et le capitalisme contemporain seraient en train d’éroder les normes romantiques. Conséquemment, l’attachement amoureux ne serait plus possible. Bien que son argumentation soit très convaincante, elle ne correspond pas à ce que je peux observer.»
«Les normes amoureuses sont certainement en train de bouger, mais la disparition de celles-ci m’apparaît peu probable. Il suffit de faire un tour sur Instagram. Un nombre impressionnant de comptes diffusent les nouvelles normes amoureuses en enjoignant leurs followers à “normaliser” telle attitude, à encenser telle valeur “saine” ou à repérer tel comportement “toxique”: tout ça constitue les éléments d’un nouveau code amoureux qui est en train de s’écrire sous nos yeux!»
«Bref, nous sommes un petit groupe de sociologues réunis autour du projet MACLIC, qui se permet d’émettre un doute raisonnable et d’aller rencontrer des gens au cours des prochaines années pour mettre à l’épreuve la thèse de “la fin de l’amour”.»