LittératureL'entrevue éclair avec
Crédit photo : Rachelle Bergeron
Alain, vous êtes comédien, metteur en scène et dramaturge, en plus de diriger le programme de théâtre à l’Université Laurentienne. C’est ce qu’on appelle avoir un emploi du temps bien occupé! À quel moment avez-vous su que cette discipline artistique serait au centre de votre vie?
«Mon père était un homme de peu de mots. Pour exprimer ce qu’il ressentait, il préférait me faire un dessin, ou me lire un conte, une fable, une historiette. Du plus loin que je me souvienne, tous les soirs il me lisait une fable de La Fontaine, pour me bercer juste avant de m’endormir. Une des quatre ou cinq fables les plus connues, tirées d’un grand livre illustré. À force de l’entendre me les lire et me les relire, j’ai fini par les apprendre par cœur.»
«C’est ainsi qu’à l’âge de quatre ou cinq ans, bien avant de savoir lire ou écrire, je récitais par cœur devant ma classe de maternelle éblouie Le corbeau et le renard, La cigale et la fourmi, Le renard et la cigogne ou Le lièvre et la tortue. Les mots du livre étaient devenus la voix de mon père puis la mienne. Je les avais intégrés émotivement pour en faire mon théâtre.»
«Je compris alors que les mots portent en eux le regard de mon père, ses non-dits, la voix de ces animaux masqués qui disent ce qu’on n’ose exprimer. Désormais, ce théâtre serait au centre de ma vie, l’expression même de qui j’allais devenir.»
Il y a quelques années, vous avez entrepris un projet de recherche-création intitulé Du récit poétique intime à la performance théâtrale publique, en Ontario français, qui a d’ailleurs débouché sur votre publication Un neurinome sur une balançoire en 2015. En quoi ces investigations vous ont inspiré et vous ont apporté des éléments intéressants pour la construction de votre récit?
Deux citations peuvent sans aucun doute résumer cette recherche:
«L’acteur est un poète qui écrit sur le sable» -Antoine Vitez
«Je me figure par un indéracinable sans doute préjugé d’écrivain que rien ne demeurera sans être proféré» – Stéphane Mallarmé
Un neurinome sur une balançoire, un monologue théâtral autofictionnel, a pris racine sous forme de journal intime, de pensées poétiques éparses jetées sur le papier pour décrire le choc d’une aventure médicale cataclysmique à laquelle je n’avais pas été préparé: la découverte d’une tumeur au cerveau à l’âge de 35 ans, en pleine tournée théâtrale.»
«Ces poèmes disparates décrivaient l’innommable, la peur, l’angoisse, le déni, la dérision, les événements qui s’enchaînaient trop vite pour comprendre le vide abyssal où je m’enfonçais. Ces «poèmes-exutoire» se sont inéluctablement rejoints, puis structurés pour donner naissance à un projet d’écriture théâtrale dont l’urgence ne s’exprimerait pleinement d’abord que sur une scène de théâtre puis dans un livre puis dans une série Web produite par TV5 puis dans une autre langue puis…
En 2017-2018, vous avez été auteur en résidence au Théâtre français de Toronto dans le cadre du développement dramaturgique d’un nouveau projet d’écriture inspiré des quintuplées Dionne. Nous aimerions en savoir plus sur cette expérience: qu’avez-vous été amené à faire et à explorer dans ce cadre-ci?
«Ce projet, développé avec l’appui des Théâtre français de Toronto et Théâtre du Nouvel-Ontario, a en effet comme point d’ancrage la fameuse histoire des quintuplées Dionne, figures emblématiques des thèmes mémoriels qui me passionnent. Cette histoire m’a inspiré les cinq personnages de ma pièce; cinq femmes âgées qui s’accrochent à cette histoire mythifiée. Rattrapées par le temps et par leur propre vieillissement, elles ont toutes les cinq besoin de se raconter, de révéler une série de sinistres secrets trop longtemps enfouis pour qu’on puisse alors peut-être se souvenir d’elles.»
«L’intrigue de la pièce amène cinq retraitées à se retrouver malgré elles dans la production d’un film documentaire sur le phénomène annuel des éphémères, des shadflies comme sont appelés communément ces insectes repoussants dans la région de North Bay. Pourtant, ce sont des quintuplées Dionne, le sujet d’une pièce qu’elles préparent pour la Saint-Jean, dont elles veulent parler. Sous l’œil inquisiteur de la caméra, elles racontent, se racontent, jouent le jeu en évoquant les éphémères et puis, insidieusement, peu à peu, dévoileront la page sombre de leur vie, le geste meurtrier qui les réunit…»
Un quai entre deux mondes est votre plus récente pièce de théâtre, parue aux Éditions Prise de parole au printemps 2018. Vos deux personnages entrent dans un véritable jeu de séduction, jusqu’à la révélation de secrets enfouis et refoulés par leurs âmes – devrait-on dire? – torturées… Pouvez-vous nous en dire plus, dans vos propres mots, sur les grandes lignes de cette pièce et l’évolution de leurs échanges?
«L’histoire met en scène une femme et un homme qui un soir, à la fin d’une journée ordinaire où tous deux sont tombés dans les bras l’un de l’autre, finissent peu à peu par révéler leur côté sombre, par se retrouver dans un espace inexploré où ils ont soudain peur de perdre pied.»
«Ce soir-là en effet tout bascule quand, de façon inopinée, la peur vient littéralement frapper à la porte. La peur réveille ainsi les traumatismes du passé, les blessures mal soignées, les angoisses, les fuites, les aveuglements et les obsessions. Ce réveil brutal les conduit à se raconter, utilisant la métaphore pour se protéger, explorant les méandres de qui ils sont ou voudraient être ou ont été.»
«Parviendront-ils à vaincre et à comprendre la source de leurs angoisses ou seront-ils terrassés par leurs peurs incomprises? Méthodiquement, ils se rapprochent de ce qui brûle et de ce qui à tout engendré.»
«L’inspiration de ce texte trouve son origine dans une blessure familiale, un récit maternel mille fois entendu: ma mère arrivant petite fille par bateau dans un pays froid détruit par la guerre, pays qu’elle ne connaissait pas, pays dont elle ne repartira jamais…»
Comme cela avait déjà été le cas pour Un neurinome sur la balançoire, votre dernier ouvrage est le fruit d’une collaboration avec le conseiller dramaturgique Joël Beddows. Qu’est-ce que sa vision artistique vous a apporté pendant le processus de création, et comment ce travail à quatre mains a-t-il fait évoluer votre projet d’écriture?
«Je connais Joël Beddows depuis de nombreuses années, mais notre complicité artistique ne s’est vraiment développée qu’au moment où il m’a dirigé dans la production théâtrale Frères d’hiver du Théâtre La Catapulte, pièce adaptée du récit polyphonique éponyme de Michel Ouellette. Joël est alors devenu pour moi une sorte de révélateur, un complice qui canalise, en confiance et en douceur, mon trop-plein chaotique d’émotions débordantes et de mots qui les portent. Joël est devenu mon conseiller dramaturgique qui m’aide de fait à extraire l’essence du propos. Le mot juste est souvent le plus simple, celui qu’on dit quand on a mal ou quand on a froid, ou quand on aime ou quand on se brûle, ou quand on a chaud ou quand on a faim, ou quand on raconte ou quand on joue…»
«Nous n’écrivons jamais à quatre mains. Les rôles sont toujours bien définis. Il s’agit bien de mes projets d’écriture dramatique, personnels et intimes, et donc j’écris. Joël, lui, lit, écoute, devine, anticipe, bouscule, questionne, propose, ébranle, attend et me donne des ailes…»
Le 13 juin prochain, votre livre fera d’ailleurs partie des œuvres en lice pour le Prix littéraire Trillium, qui vise à récompenser les écrivaines et écrivains francophones de l’Ontario et leurs éditeurs. Toutes nos félicitations! Comment avez-vous accueilli la nouvelle et, selon vous, qu’est-ce que cela peut vous apporter pour la poursuite de votre carrière de dramaturge?
«J’ai accueilli cette nouvelle avec une surprise certaine, avec joie aussi, avec une immense fierté. Être dramaturge, c’est trop souvent être seul avec son projet d’écriture. Je reçois bien régulièrement les encouragements de mes complices de toujours, des théâtres avec lesquels je collabore régulièrement, de ma maison d’édition et de ceux et celles qui y travaillent avec passion; mais, contrairement à la réaction immédiate que je sens quand je joue sur scène face au public, je n’entends pas le lecteur respirer, je ne ressens pas la chaleur de l’échange lors de la lecture intime, je ne vois pas le lecteur sourire ou se questionner… Et ça fait peur, ça peut paralyser…»
«Aussi recevoir de mes pairs une telle marque de reconnaissance me donne confiance en l’avenir, donne un sens à ces jours, à ces semaines, à ces mois d’écriture et de réécriture avant d’arriver lentement à la substantifique moelle qu’est ce livre aujourd’hui mis en nomination au Prix Trillium.»