«Le Quatrième mur» de Sorj Chalandon – Bible urbaine

LittératureRomans étrangers

«Le Quatrième mur» de Sorj Chalandon

«Le Quatrième mur» de Sorj Chalandon

Quand la fatalité fracasse le mur invisible du théâtre pour s’incarner

Publié le 20 janvier 2014 par Isabelle Léger

Crédit photo : Éditions Grasset

On a toujours deux yeux de trop. Tel est le constat, brutal et triste, qu’émet le journaliste-écrivain français dans son plus récent roman. Sorj Chalandon livre ici une œuvre puissante sur le choc post-traumatique inspirée de son expérience de reporter de guerre dans le Liban lacéré et explosif du début des années 1980. Dans un récit mettant en scène un homme de théâtre cherchant à tout prix à jouer une tragédie grecque au milieu des tirs croisés, l’auteur aborde la profonde et essentielle question de l’espoir devant la haine et l’horreur, de la confiance en la fraternité humaine.

1973. Sam, metteur en scène, juif grec réfugié en France, seul survivant d’une famille exterminée par le nazisme, fait la rencontre de Georges, jeune étudiant idéaliste militant au sein d’une organisation gauchiste pro-palestinienne. Georges admire Sam et sa force intérieure, son calme sans résignation, lui rongé par une colère viscérale. Ils deviennent de grands amis.

1980. Sam est condamné par le cancer et confie à Georges le projet de sa vie: jouer Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth. Les acteurs sont déjà choisis, ils sont issus de toutes les factions et confessions en lutte. Sam souhaite que, le temps d’une représentation, Beyrouth soit suspendue dans la beauté du texte, soutenue par la communion des acteurs qui accepteraient de déposer armes et brassards à la porte du théâtre. Il désire voler deux heures à la guerre, prouver que c’est possible. Mais voler, aussi contradictoire que cela puisse paraître, ce n’est pas gratuit. Et Georges paiera le prix fort.

La remarquable réussite de ce roman poignant vient, d’une part, de la tension créée à l’intérieur d’une sorte d’anti-suspens. En effet, ce projet de pièce de théâtre est insensé et irréalisable, et dès lors que le nom du camp de Chatila est évoqué, le lecteur sait ce qui l’attend. Cette appréhension est induite par une construction narrative redoutablement efficace dans son approche de l’horreur. Georges fera trois voyages au Liban, le premier lui donnant un avant-goût de ce qui l’attendrait au deuxième et un troisième qui l’achèverait. Et puis, il y a le style concis et précis, une écriture sans aucune fioriture qui impose le rythme et les images. Des phrases qui font mal dans leur économie, à l’instar du geste rapide et tranchant par lequel la lame égorge les enfants. «Personne ne sait ce qu’est un massacre. On ne raconte que le sang des morts, jamais le rire des assassins.»

Outre la réalité de la guerre dépeinte avec beaucoup de crédibilité et de sensibilité par un témoin devenu en quelque sorte partie prenante du conflit (Georges le narrateur et Chalandon lui-même), l’adéquation entre le récit et la tragédie d’Antigone concourt à la grande force cohésive du roman. Sans céder à la mise en abyme complète, ce dont on le remercie, l’auteur établit des parallèles tour à tour explicites et implicites entre l’histoire de la petite maigre qui voulait enterrer son frère et la signification des évènements tragiques au cœur desquels Georges sera plongé jusqu’à s’y noyer, la fatalité.

L'avis


de la rédaction

Vos commentaires

Revenir au début