Littérature
C’est au café Castello de la rue Cartier, à Québec, que Caroline Allard et Francis Desharnais attendaient en ce samedi matin. Pas de temps mort pour les deux artistes qui sortaient d’une émission de radio avant d’aller sur un plateau de télévision, puis au lancement des Chroniques d’une fille indigne et au vernissage de plus d’une vingtaine de planches de cette bande dessinée, le soir même au restaurant culturel du complexe Méduse, le Tiers Temps, dans le Nouvo St-Roch. Marathoniens aguerris des sorties de livres, ils se sont gentiment adonnés à l’exercice d’entrevue à l’occasion de la sortie du nouveau petit livre rouge, alias Les Chroniques d’une fille indigne, publié chez Hamac.
Si Caroline Allard connaît un grand succès avec son blogue mereindigne.com, dont elle a précédemment tiré Les chroniques d’une mère indigne t. 1 et t. 2, il n’était pas évident de la convaincre d’adapter les aventures de Lalie en livre. Pas envie de lasser, peu encline à se répéter, Gilles Herman (le directeur des Éditions du Septentrion) a dû déployer de solides arguments pour décider l’auteure: si elle constatait l’engouement pour les dialogues issus de son blogue et mis en ligne sur son Facebook, Mère Indigne qui se défend de tout esprit marketing n’a cédé finalement qu’à l’argument de l’illustration, qui «a mis la chair autour de l’os».
Penser illustration, c’est également reconnaître l’intérêt du trait. C’est encore Gilles Herman, qui a proposé nul autre que Francis Desharnais pour ce projet. Argument de poids puisque l’auteure et le dessinateur avaient déjà travaillé en collaboration dans Nunuche Magazine, ils sont amis Facebook, et se trouvent mutuellement drôles. Voilà qui augurait d’une bonne entente créative!
Passer du blogue à ces petites pépites concentrées des Chroniques d’une fille indigne nécessitait cependant un travail de réécriture que Caroline Allard a fait presque inconsciemment: habituée de la scénarisation, s’y étant d’abord familiarisée en étant conseillère à la scénarisation pour Les chroniques d’une mère indigne en web télé, les dialogues incluant la pétillante Lalie adaptés pour le format Facebook étaient déjà presque prêts à se retrouver dans les bulles des illustrations de Francis Desharnais.
Si, dès le départ, les deux collaborateurs se sont enthousiasmés pour ce projet commun, ils ont procédé à quelques tests. Lalie a une grosse tête comme les personnages de dessins animés chers aux enfants et comme ces petits bouts qui commencent dans la vie. Ses cheveux longs, s’ils sont biens nés initialement sous le coup de crayon de Francis Desharnais, Lalie les tient de l’approbation d’Emma (la fille cadette de Caroline Allard), qui aurait bien aimé les avoir de cette longueur. D’ailleurs, le prénom Lalie a une histoire de famille. Si Caroline Allard voulait l’appeler Adèle, comme le prénom qu’elle avait initialement choisi pour sa fille dans la vie, elle a dû y renoncer également côté bande dessinée, une héroïne portant le même nom. Emma, mise à contribution, a proposé des noms de fleurs: Chrysanthème (on reconnaît l’humour noir de son alter ego dessiné), Marguerite, Jacinthe, Lilas qui, inversé, est devenu Lalie. À ce sujet, Caroline Allard ajoute: «cela veut dire parole en Grec, je crois». Et elle a raison, puisque «Lalia» en grec ancien signifie voix ou son. La maman, quant à elle, est reconnaissable dès le premier coup d’œil. Francis Desharnais, pour qui le dessin est une seconde nature, a su transcrire en quelques coups de crayon la mère dans son universalité. Chapeau!
S’ils ont travaillé ensemble sur Les chroniques d’une fille indigne, certaines vignettes reflètent plus le travail de l’un que de l’autre. «De manière générale, celle d’une image suivant le gag, c’est Francis». C’est notamment le cas pour Papi Michael (p. 56), Quelle famille (p. 91). «Au-delà du dessin, j’aime raconter quelque chose. Dans ce cas-ci, c’est la première fois que je collabore avec une scénariste. Pour Burquette, j’ai tout fait, et pour Motel Galactic, je m’occupais de l’adaptation du scénario. La bande dessinée permet ici d’inventer parallèlement un univers étranger à Caroline».
Mais Caroline Allard revendique la maternité d’Ostracisme (p. 65), malgré tout moins visuelle et plus intellectualisée. Dans la fabuleuse scène d’ombres chinoises de Ça tombe mal (p. 17), Francis Desharnais s’est laissé aller à une belle fantaisie qui illustre bien, au sens propre comme au figuré, l’exercice d’imagination et d’habileté des ombres chinoises. Cet ensemble de quatre vignettes se savoure dans un premier temps pour le texte et son gag puis pour le visuel absolument hilarant. Les collaborateurs se sont même demandé si le fait que le visuel avait autant d’importance gênait le gag. Finalement, la synergie parfaite a parlé d’elle-même pour le plus grand bonheur des lecteurs. Le dessinateur a cependant réservé quelques surprises à l’auteure, dessinant sur le bureau de son alter ego une pile de livres allant de Socrate à Heidegger, en passant par Kant (Caroline Allard a fait des études en doctorat de philosophie) et Motel Galactic (série de 3 bandes dessinées dont Francis Desharnais est le scénariste). En les découvrant, Mère Indigne rit et s’émerveille du bon coup de son collaborateur. «Je découvre plein de petits détails au fur et à mesure, comme dans la vignette intitulée Décompte» (p. 83).
La série de Lalie sur canapé, petit bijou d’efficacité et de minimalisme, tient une place à part également dans la création. Caroline Allard insiste sur le fait que l’aspect dialogue est plus fictionnel: «Je ne demande jamais à mes enfants de ranger leurs chambres. J’ai pris des phrases dans un autre contexte et je les ai transposées dans cette situation. Toutes les répliques sont vraies, mais pas le contexte et ça marche». Francis Desharnais, quant à lui, a pris cette série comme un défi, et plus particulièrement la troisième case, qui représentait un challenge pour «pimenter la situation, un moment où il fallait montrer que ça l’emmerde et préparer la chute», souvent avec une seule modification dans le dessin. Insistant sur le minimalisme, il ajoute: «D’ailleurs, je ne fais pas de nez à mes personnages, parce qu’un nez, ça n’exprime rien». Cette troisième case est, selon l’auteure, très représentative des enfants et de la manière dont ils réfléchissent: «Les enfants, tu les vois en train de penser, tu vois les rouages qui tournent». C’est le moment de l’analyse de la situation, un temps d’arrêt nécessaire avant la chute.
Si une suite à ce délicieux recueil est prévue, elle ne concernera pas la manière dont Emma gère sa nouvelle célébrité. L’original est plutôt spectatrice de son alter ego et devient de ce fait une lectrice et non une protagoniste. «Le dessin crée une distance par rapport à l’immédiateté du dialogue, et là on est plutôt dans l’univers de Francis».
Une pause avant de remettre ça? Caroline Allard, qui ne peut pas arrêter d’écrire parce qu’elle ne peut résister à l’aspect ludique de l’écriture, vient de participer à un collectif, Miroirs, édité chez VLB et sorti le 9 septembre, et de signer un mini-roman chez Goélette dans un style diamétralement différent. Elle a bien tout le matériel pour un tome 2 des Chroniques d’une fille indigne, mais si la base est là, ce n’est pas encore travaillé. Elle aimerait bien écrire quelque chose sur la course à pied, qu’elle pratique, parce que dit-elle: «Ça ne marche pas pour moi. Cela crée tellement de névroses: ai-je le droit de m’arrêter? Et puis tu deviens une créature répugnante!»
Francis Desharnais a quant à lui des projets plein la tête ou déjà sur la table à dessin: une bande dessinée sur la communauté juive hassidique de Montréal en collaboration avec un professeur d’université, un scénario pour l’illustratrice de Québec, Valérie Morency, «Œuvres de chair» à l’Hôtel Pur avec Frédéric Lebrasseur pour Québec en Toutes Lettres… Gageons que ces deux-là n’ont pas fini de nous surprendre et de nous accrocher!
Crédit photo: Sophie Imbeault
Écrit par: Marie-Pierre Laëns