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Crédit photo : Actes Sud
Cette fois, Huston pousse le défi de l’écriture encore plus loin en élaborant une narration en plusieurs niveaux. D’abord, nous avons Paul Schwarz, grand réalisateur de films new-yorkais, au chevet de son amant, le scénariste Milo Noirlac. S’adressant à Milo, Schwarz narre le scénario possible du film de la vie du malade dans le but de reconstruire ses origines. Il retracera trois parcours: celui de Neil, le grand-père de Milo, depuis sa jeunesse en Irlande jusqu’à la fin de sa vie à Montréal; celui d’Awinita, la mère prostituée qu’il n’a jamais connue et finalement, le parcours de Milo depuis ses premiers instants sur terre (on se l’imagine d’ailleurs au stade de fœtus, déjà contaminé par l’héroïne que s’injectait sa mère lorsqu’elle le portait).
Si la construction de la narration est (de manière voulue) assez brouillonne, de façon à faire croire au défilement d’une pensée et non à une écriture réfléchie, la structure du récit est quant à elle extrêmement fournie et précise. Dix chants, scandés à partir du rituel de la capoeira, délimitent le roman et chacune de ses trois «vies» est annoncée, toujours selon une logique de symétrie temporelle et chronologique.
Un roman complexe dans sa construction narrative, donc, mais aussi au niveau thématique. Comme les origines de Milo sont extrêmement métissées, Huston tente d’englober différents faits historiques et les personnages importants qui s’y rapportaient. Ainsi, on nous fait entrer au cœur du milieu intellectuel et littéraire de l’Irlande au début du XXe siècle avec le personnage de Neil Noirlac (né Kerrigan), qui était dans le cercle de Joyce et Yeats et rêvait d’être comme eux un écrivain reconnu. Ensuite, l’auteure nous transporte au Montréal des années 1950, dans le milieu sombre et lugubre de la prostitution, d’où vient la mère d’origine amérindienne de Milo.
La vie du personnage principal de ce «film» se déroule quant à elle aux quatre coins du globe: Canada, Allemagne, Brésil, États-Unis… tous des endroits où l’écrivaine tente de saisir l’essence et d’en transmettre les particularités au lecteur, ce qu’elle parvient à faire avec une maîtrise impressionnante, même si l’on a parfois l’impression que certains éléments sont de trop.
Danse noire est le fruit de l’expérimentation d’une nouvelle forme de narration, à la manière d’un scénario qui n’en est pas totalement un, qui embrouille un peu l’action. L’expérience est intéressante, originale sans aucun doute, mais semble un peu forcée et certainement difficile pour le lecteur, qui déjà doit traduire à l’aide des notes en bas de page (plus d’une page sur deux) les dialogues de l’anglais au français québécois. On ne doute pas que cette expérience d’écriture fut pour Huston un véritable casse-tête linguistique, puisque dans la version anglaise on a inversé les deux langues des dialogues à la manière d’un miroir. Le problème, c’est que le lecteur doit lui aussi se casser un peu la tête pour comparer les échanges entre les personnages, le détournant de la linéarité du texte.
Ce roman aurait eu avantage à être un peu plus épuré, les livres de Nancy Huston se suffisant souvent par le foisonnement d’éléments temporels, historiques et psychologiques sans qu’on ait besoin d’y ajouter une structure narrative complexe. Néanmoins, on admire toujours autant la capacité de l’auteure à nous transmettre des histoires denses où l’hérédité joue un rôle d’avant-plan, permettant au lecteur de retracer les pas de plusieurs générations et de comprendre – le plus souvent à rebours – l’influence de nos ancêtres sur notre propre vie.
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de la rédaction