LittératureDans la peau de
Crédit photo : Chloé Charbonnier
Val-Bleu, quel plaisir d’échanger avec toi aujourd’hui! Toi qu’on décrit comme une bédéiste féministe, voudrais-tu nous dire d’où t’est venue la piqûre pour la littérature et, plus spécifiquement, pour le neuvième art?
«J’ai toujours adoré lire et dessiner. Au secondaire, je dessinais des bandes dessinées dans mon agenda, mais je ne prenais pas ça au sérieux… Ensuite, j’ai étudié le cinéma au cégep, j’ai fait un baccalauréat en littérature et un certificat en arts visuels: j’ai toujours aimé les arts, mais je ne savais pas à ce moment-là quel allait être mon champ de pratique par excellence.»
«C’est quand j’ai eu une job de réceptionniste de nuit dans un hôtel que j’ai reconnecté avec la BD. Je faisais ça pour tuer le temps, et je les mettais sur un blogue par la suite. C’était tellement brouillon! Mais les gens autour de moi me donnaient beaucoup de commentaires positifs, alors ça m’a encouragé à continuer, et je me suis mise à rêver de faire un album.»
«Moi qui avais toujours eu de la misère à me discipliner dans mes diverses pratiques artistiques, quand je me suis mise à faire mon premier album, tout est devenu plus facile. C’est un peu comme ça que j’ai su que le neuvième art était le bon pour moi: parce que le pratiquer était tellement plus naturel, et parce que les gens semblaient beaucoup plus connecter avec ce que je faisais en BD que dans n’importe quelle autre forme d’art.»
Et alors, quand as-tu senti l’appel pour le mouvement et les valeurs féministes, et qu’est-ce qui t’a donné l’envie de t’y impliquer personnellement?
«Pendant longtemps, j’ai été féministe sans le savoir; l’éducation que mes parents m’ont donnée, et plus particulièrement ma mère, allait dans ce sens, mais sans qu’elle se déclare féministe pour autant. Le clash que j’ai vécu, à partir de la vingtaine, en rencontrant des gens «anti-féministes» m’a poussé plus loin dans cette voie.»
«Souvent, il m’est arrivé de réaliser des projets féministes sans même m’en rendre compte, en exposant des points de vue qui allaient de soi pour moi, mais pas pour tout le monde!»
«J’ai par contre été longtemps gênée de me déclarer féministe comme tel, mais différentes personnes m’ont parfois emmenée à m’affirmer de plus en plus. J’aimerais d’ailleurs souligner les encouragements de ma première éditrice, Valérie Lefebvre-Faucher, qui m’a incitée à ne pas masquer mes dénonciations!»
«De façon plus générale, je dirais que le réseau d’amies et de connaissances qui m’a soutenue à travers mes différents projets m’a énormément aidé à m’affirmer et à ne pas déguiser ma réalité.»
Le 10 mai, l’album jeunesse Mina la brave, que tu as écrit et illustré, est paru aux Éditions du remue-ménage. Au fil des pages, on suit le personnage de Mina qui vit près d’une forêt et s’y est perdue, ce qui l’amène à faire preuve de courage et de débrouillardise pour se sortir de cette situation stressante. D’où t’est venue l’inspiration pour cette histoire?
«Depuis que je suis jeune, on m’a imposé beaucoup de contraintes quand je me déplaçais après le coucher du soleil. Je devais rentrer accompagnée, ne pas traverser le parc, etc. Mon parcours dans l’espace public suscitait des craintes qui se transformaient en endroits à éviter, comme si les agressions ne pouvaient avoir lieu que dans des contextes précis et prévisibles.»
«J’ai donc appris à éviter les situations dangereuses, tout en réalisant que, au fil du temps, toutes ces précautions ne m’empêcheraient pas nécessairement d’y faire face.»
«Beaucoup de femmes qui se font agresser ont le réflexe de figer au lieu de chercher à s’en sortir. Plutôt que de valoriser nos forces qui pourraient être utiles dans ces situations, on apprend à craindre, à éviter, et c’est ce qui laisse certaines d’entre nous sans moyens face aux dangers.»
«J’ai voulu créer un livre qui irait à l’opposé de cette éducation: au lieu de grandir dans la peur et l’évitement, j’ai envie que les fillettes apprennent à connaître leurs forces, à se faire confiance et à penser vite. S’il est important de ne pas se mettre inutilement en danger, je crois que l’idée de focaliser uniquement sur cela prépare mal les jeunes filles, en plus de jeter une ombre assez sombre sur leur enfance.»
«Dans mon livre, Mina reconnaît ses forces, et ce, sans avoir à dresser un portrait obscur du monde qui l’entoure.»
En même temps qu’il est parsemé de «détails amusants sur la vie en forêt [québécoise] et les secrets qu’elle recèle», ton récit met en exergue l’importance de préserver la nature et la nécessité de voir celle-ci comme une alliée – et non comme une menace. En quoi l’aspect de la coopération humain-environnement était-il essentiel à aborder pour toi dans ce livre?
«Je crois qu’à l’époque où nous vivons, on ne peut plus fermer les yeux et nier l’impact négatif que l’humain a eu sur la nature. Quand je pense au nombre d’animaux au bord de la disparition, ça me fait halluciner. Je ne peux pas croire que tout ça se passe en ce moment et que l’on continue de vivre nos vies comme si de rien n’était!»
«Je pense entre autres aux prédateurs qu’on a chassés à une certaine époque, car ils “représentaient” une menace, et qui ne sont pas suffisamment protégés encore à ce jour… On a tendance à croire qu’en enlevant les grands carnivores d’une forêt, les plus petits animaux se porteront mieux, mais l’équilibre de la nature est beaucoup plus complexe que ça. L’exemple des loups réintroduits à Yellowstone nous prouve que les prédateurs doivent être sauvés aussi, et que même s’ils nous font peur, leur rôle est essentiel dans les milieux où on les trouvait autrefois.»
«La nature n’a souvent pas besoin de grand-chose pour se rétablir: juste un petit coup de pouce, de l’espace et puis, surtout, qu’on la laisse tranquille!»
On est curieux… As-tu déjà un autre sujet en tête pour un prochain projet de bande dessinée et, si oui, quel est-il?
«Oui! Je travaille actuellement sur Couennes dures, une BD sur l’Inde qui devrait sortir d’ici la fin de l’année.»
«J’ai voyagé souvent en Inde, en travaillant comme coordinatrice internationale d’une résidence artistique. Entre 2012 et 2020, j’ai passé un minimum d’un mois en Inde chaque année; ça a été l’occasion, pour moi, de tisser des liens forts avec mon équipe, leur famille et leurs amis, à un point tel que je peux maintenant dire que j’ai une deuxième (et une troisième et une quatrième) famille en Inde. J’ai aussi appris beaucoup sur la culture locale, et j’ai voulu mettre l’Inde et l’hindouisme au centre de ma prochaine BD.»
«C’est un pays qui m’inspire énormément; j’adore la culture, mais aussi le contact avec les gens. En visitant les villages, j’ai pu rencontrer des personnes hyper accueillantes qui avaient envie de partager leur histoire autour d’un thé. Les femmes étaient particulièrement bavardes: je crois que, trop souvent, celles qui habitent des petits villages du fin fond de l’Inde ne trouvent pas d’oreilles pour entendre leurs problèmes quotidiens, leurs rêves et leurs espoirs…»
«Comme ces différentes femmes m’ont particulièrement touchée, j’ai voulu raconter leur histoire, les mettre en scène et témoigner de leur force, de leur résilience et de leur amitié puissante.»