LittératureRomans québécois
Crédit photo : Justine Latour
Lorsqu’on ouvre le roman d’Éric Chacour, on est immédiatement frappé par son écriture travaillée jusque dans les moindres détails. Il y a une recherche du mot juste et de la musicalité du texte qui se dégage; elle est le fruit de nombreuses années de travail.
L’écrivain nous fait part de sa démarche, qui n’est pas sans rappeler celle de Flaubert, qui était capable de rester bien longtemps bloqué sur un même mot: «Je crois que je suis quelqu’un d’assez perfectionniste, et j’ai fait le contraire de ce qu’on conseille généralement aux auteurs: écrire au kilomètre, pour revenir ensuite sur leurs pas et retravailler leurs phrases. Moi, j’ai tendance à ne pas dormir de la nuit si une phrase ne me plaît pas, donc je veux la finir, la peaufiner avant de passer à autre chose», nous raconte le primo-romancier.
«J’ai toujours écrit, j’ai toujours aimé écrire, mais je l’exerçais plutôt comme un passe-temps, quelque chose qui me faisait du bien. Puis, un jour, quand je suis arrivé à un résultat qui me plaisait, je me suis dit que la moindre des élégances serait de l’envoyer à un éditeur. J’ai eu beaucoup de chance, parce que le premier éditeur auquel je l’ai envoyé était justement Alto, et ça a tout de suite fonctionné.»
Roman de l’absence
L’action du récit nous transporte du Caire à Montréal et se déroule de 1961 à 2001, traçant l’histoire d’une famille déchirée par le départ d’un des leurs: «C’est une histoire familiale avant tout, et aussi celle d’une absence. L’absence d’un frère, d’un mari, d’un fils, d’un père: c’est une absence qui est perçue différemment par tous les membres de cette famille, et qui finit par prendre toute la place. C’est le récit d’un déraillement, celui d’une vie qui était prévue pour autre chose que ce qu’elle a produit», explique Éric Chacour.
Tarek, médecin ayant hérité du cabinet de son père, refuse ce destin (ou «mektoub», comme dit sa mère) tracé pour lui à l’avance. C’est lorsqu’il décide d’offrir des soins aux résidents d’un quartier pauvre en ruines qu’il rencontre Ali, dont il tombe amoureux. La liaison des deux hommes ne peut être acceptée par la société égyptienne de l’époque.
«Je m’intéresse beaucoup aux contrastes. Ali, qui vit son homosexualité de manière plutôt ouverte, qui en a fait son métier, peut surprendre dans une société aussi portée sur la tradition. On a parfois l’impression que l’homosexualité n’existe pas dans ces pays, ce qui n’a aucun sens. J’avais envie de savoir comment cela pouvait se manifester, de mettre en œuvre cette relation secrète.»
Cette histoire d’amour n’est pas le seul contraste créé par l’auteur. La narration au «tu», qui ouvre le roman, laisse éventuellement sa place à un «je», ce personnage énigmatique qui s’adresse à Tarek, puis, enfin, à une narration neutre, qui observe l’action d’un point de vue extérieur. «Le point de vue narratif est essentiel dans ce roman. Je voulais introduire une certaine proximité avec le personnage principal. Je crois que le «tu» donne une certaine proximité, on ne dit pas tu à tout le monde. J’avais envie de cette proximité qui contraste avec le récit de l’absence qui est raconté», nous explique Éric Chacour.
Roman de l’enfance
Ce que je sais de toi devait, selon ce que son auteur avait tout d’abord imaginé, s’appeler Ce que je sais de toi sentait l’ail et l’anis. Une phrase qui aura finalement été jugée trop longue pour un titre, mais qui dévoile l’importance que les sens prennent un sein du récit.
Éric Chacour avait envie de faire un roman olfactif: «C’est une belle liberté que permet la littérature, car c’est un roman qui parle d’enfance, et l’enfance est une expérience sensorielle importante. J’avais envie de retrouver le goût des pâtisseries égyptiennes, le son des chansons populaires de l’époque, et la présence olfactive propre au Caire.»
Si Ce que je sais de toi ne s’inspire pas de la vie de son auteur, il trouve ses racines une génération plus loin: «Le contexte, cette Égypte levantine et cette communauté francophone, est inspiré de ce que mes parents et leurs amis ont eux-mêmes connu. Pour arriver à construire cette toile, j’ai rapiécé tous les lambeaux de récits qu’ils m’ont donnés», nous confie Éric Chacour.
«Une de mes craintes était que ma description de l’Égypte ne résonne pas avec ceux qu’ils l’ont vécue. La chose qui m’a le plus ravi, ça a été de voir la réaction presque unanime des gens qui ont vécu au pays à cette époque-là, et qui m’ont dit qu’ils retrouvaient et redécouvraient leur pays. Je n’avais pas envie d’en faire un roman sociologique ni un roman historique, mais je souhaitais que l’on puisse, par petites touches, goûter à l’Égypte des années 80.»
Un écrivain prometteur
Si Tarek était prédestiné à une vie qui ne lui ressemble pas, le destin d’Éric Chacour, en tant qu’auteur, paraît quant à lui large, infini. Dans ce livre qui, nous dit-il, est écrit un peu à la manière d’une pièce de théâtre, on sent l’expérience acquise au bout de cette dizaine d’années de travail.
Et l’auteur ne puise pas cette force d’écriture n’importe où: «Les romans classiques français ont un sens de la formule, du mot juste, de la phrase qui sonne bien, et c’est une chose à laquelle je suis vraiment sensible. D’un autre côté, je trouve que dans les romans anglophones et québécois, il y a un bon sens du rythme. Je voulais essayer de réconcilier ces deux mondes. Parmi les auteurs qui ont le sens de la formule, Romain Gary est une vraie inspiration: La promesse de l’aube est le roman que j’aurais rêvé d’écrire. Sur le côté de la narration, de cette maîtrise absolue du récit, Michel Marc Bouchard m’inspire énormément», nous raconte-t-il.
Heureusement pour le milieu du livre québécois, Éric Chacour compte bientôt entamer l’écriture de son deuxième roman: «J’ai toujours eu, d’aussi loin que je me souvienne, deux histoires très claires dans ma tête. Deux séries de personnages, deux ambiances. Je ne saurais pas dire pourquoi j’ai commencé par celle-ci, mais maintenant que j’ai terminé, j’ai envie de laisser les personnages de cette deuxième histoire commencer à s’exprimer. Je suis encore un peu dans le tourbillon du premier, qui a reçu un accueil allant au-delà de mes espérances, mais j’ai hâte de pouvoir me retrouver seul, face à mon ordinateur, et de me remettre à écrire.»
Bien que l’attente en vaut tout à fait la peine, on ne peut s’empêcher de souhaiter, comme des enfants impatients de déballer leurs cadeaux de Noël, que ce processus d’écriture soit plus rapide que le précédent.