«Calamine» de Mélanie Jannard aux Éditions de l'Hexagone – Bible urbaine

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«Calamine» de Mélanie Jannard aux Éditions de l’Hexagone

«Calamine» de Mélanie Jannard aux Éditions de l’Hexagone

Comme un baume sur nos petites et grandes souffrances

Publié le 15 décembre 2017 par Nicholas Giguère

Crédit photo : Les Éditions de l'Hexagone

Tour à tour rédactrice, réviseure et booktubeuse, Mélanie Jannard nous livre, avec Calamine, un premier recueil percutant. Portées par une écriture ciselée qui se démarque par sa finesse et dont chaque mot est on ne peut plus signifiant, les proses poétiques de l’auteure oscillent entre le déjanté et le rationnel, le cru et l’intellectuel, le rire et les larmes, le comique et le tragique. Volontiers caustiques, voire grinçants, tout en étant empreints d’une sensibilité à fleur de peau, ils reflètent les émois d’une narratrice qui est à l’orée de l’âge adulte, période particulièrement ingrate où, bien qu’on n’ait pas totalement quitté le monde de l’enfance, on doit faire face à la vraie vie, celle des «grands», avec tout ce que cela suppose d’apprentissages des plus difficiles, de peines inconsolables et de deuils.

Dans cette «suite d’anecdotes courtes, simples, précises», Jannard met en scène un quotidien à la fois insupportable et sublime: insupportable parce qu’il est réduit à des gestes triviaux – tels «[l]aver [s]es choses ailleurs que chez [s]oi», cuisiner, marcher pour se prouver qu’on (sur)vit –, à des besoins inassouvis, à des frustrations dévastatrices; sublime parce que l’auteure, par son écriture d’une précision presque clinicienne, le transcende par son humour désopilant, par sa tendresse aussi: «Sur ma main, je trace de petites lignes verticales à chaque minute qui passe, figurante pour que personne ne m’aborde, devant la machine qui m’a bouffé mes deux dollars avant que je l’envoie chier; je suis dans mon droit.» Dans cet univers où toute routine «ne ressemble à rien», les mots demeurent la seule façon de dire l’indicible, l’inavouable, le mortifère.

En territoire patriarcal

«Inapte» en tout, la narratrice de Calamine se juge sévèrement, tout comme elle est jugée – pour ne pas dire chosifiée – par les hommes, qui l’utilisent à leurs propres fins, qui «espère[nt] que [s]es sanglots se transformeront en quelque chose dont [ils] pourr[ont] tirer plaisir». Objet de désir entre les mains de ceux qui la convoitent, littéralement coincée dans des rapports ambigus, pour ne pas dire malsains, elle n’est qu’un corps, qu’un ramassis de débris quittant en catimini les lits de ses amants, qu’une paire de seins: «Tu fixes mes mamelons en triant les raisins secs d’un sac d’Halloween.» Ces liaisons éphémères la laissent meurtrie, alors qu’elle est pourtant à la recherche d’authenticité.

Question existentielle: peut-on guérir le mal de vivre?

L’un des plus grands mérites de Calamine – et c’est loin d’être le seul – est de faire de la question du mal-être l’une des préoccupations centrales du recueil. «[J]e ne suis en possession de rien», peut-on lire dans le poème «Poids santé». Dépossédée de tout, y compris d’elle-même, la narratrice «a vomi, pissé», «a saigné ses derniers jus»: elle a tout donné, elle s’est entièrement livrée, elle est exsangue. On a beau l’abreuver «[d]e pertinence bas de gamme à renforcer le caractère, d’intelligence bon marché qui gueule qu’on sait d’où on vient», elle demeure toujours aussi vide, elle reste aux prises avec un spleen qui ne la quitte jamais, à un point tel qu’elle désire «vouloir s’effacer» et «[e]nterrer vivantes toutes [s]es petites cellules qui ne sont pas encore noires».

Inquiétudes devant les responsabilités de l’âge adulte, peurs irraisonnées, tourments, colères souveraines, déceptions amères: tous les atermoiements du cœur et les vicissitudes de la vie sont décrits avec minutie dans ce recueil tout en retenu, dans ce traité sur «la constance [des] petites tristesses».

Mais que faire quand «[l]a déprime a pris une tournure gospel»? Que faire, que dire, quand mettre un pied devant l’autre, quand le simple fait d’exister donnent littéralement envie de vomir «et que ce n’est jamais une image»? Comment continuer à vivre lorsqu’on sait que tout est futile, lorsque le mal de vivre persiste, même «s’il est l’heure de lâcher son fou»? Comment ne pas basculer irrémédiablement du côté de la mort lorsqu’on sait que toutes les raisons de vivre ont été invoquées et qu’elles suffisent à peine à se convaincre de ne pas «[s]e lancer sur les rails»? Il suffit de s’étourdir, de s’abrutir, de se perdre dans les paradis artificiels, le capitalisme ambiant, les faux-fuyants et les relations anonymes; il suffit de colmater le vide de son âme en appliquant une bonne couche de calamine, panacée miracle contre toutes les souffrances. Mais cela soulage à peine: c’est tout au plus un orviétan qui permet de «se changer les idées / peut-être le mal de place / encore là».

Le recueil de Mélanie Jannard se clôt sur ces mots: «Un jour je ferai quelque chose d’émouvant.» Avec Calamine, l’auteure fait plus qu’émouvoir: elle nous bouleverse.

«Calamine» de Mélanie Jannard, Les Éditions de l’Hexagone, 96 pages, 19,95 $.

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