LittératurePoésie et essais
Crédit photo : VLB Éditeur
Caruso soutient même l’idée que ceux qui se surnomment entre eux les «joueurs» seraient en mesure de vivre une qualité d’intimité et de complicité dans leur sexualité nettement supérieure à celle du reste de la population, dite «vanille». Ces joueurs vivraient néanmoins, encore aujourd’hui, dans la crainte des préjugés et de l’impact sur leur réseau social et même leur avenir professionnel en cas d’ébruitement de leurs préférences intimes.
Il faut dire que ces derniers ne se ménagent pas toujours lorsqu’ils se rencontrent pour s’amuser: humiliation, décharges électriques, perçage, coup de fouet ou avec d’autres objets contondants, lacération du corps, suspension par la chair et même asphyxie… le tout décrit assez froidement, au terme d’une quarantaine d’entrevues qualitatives (ce qui est énorme) et de longues heures d’étude de sites d’amateurs et d’observations directes dans différents donjons montréalais.
On ne pourra donc pas reprocher à madame Caruso son manque d’assiduité dans cet essai tiré de son mémoire. Mais la rigueur mène-t-elle nécessairement à l’objectivité? L’auteure admet avoir développé des liens avec les joueurs qu’elle a côtoyés. Cette sympathie peut expliquer en partie son souci de tempérer constamment l’horreur que peuvent susciter certaines pratiques en rappelant qu’elles sont consenties, désirées et encadrées par certaines règles de prudence.
Malheureusement, le lecteur, lui, n’aura que très peu accès au discours d’origine. Les extraits d’entrevues sont rares, courts, et ne semblent pas toujours confirmer la thèse d’une fantaisie épanouissante. Des adeptes y décrivent leur sexualité «vanille» comme des moments totalement insipides ou disent choisir un partenaire de vie en fonction de leur rôle de jeu ou encore y confirment leur volonté de jouer malgré les blessures inévitables. Devant de tels discours, les règles préétablies de consentement et la présence d’une trousse de premiers soins lors des séances suffisent-elles à exclure l’hypothèse d’une dépendance autodestructrice?
En guise de réponse, madame Caruso ne peut que refléter le discours et les règles générales que se sont donnés des communautés fermées afin de rendre leurs pratiques acceptables à leurs propres yeux. Pour dépasser ce stade, il aurait fallu oser d’autres interrogations et rapporter au lectorat davantage de passages où les joueurs s’exprimeraient librement sur leurs apparentes contradictions.
Il aurait été très pertinent aussi de comprendre les normes de ceux qui ont décidé de pratiquer cette passion hors de ces réseaux d’affinités ou de comprendre pourquoi d’autres les ont quittés ou s’en sont sentis exclus. Sans aller par-delà les quelques réseaux «officiels» comment seulement soutenir l’idée que les adeptes de cette forme d’érotisme sont si nombreux ou soucieux des «règles de l’art»?
La chercheuse n’évite pas nécessairement de parler d’éthique. Elle en vient même à indiquer les balises d’un jeu BDSM sain, mais en s’appuyant sur les conclusions d’une de ses collègues plutôt que sur son expérience. En fait, sa réticence à juger les adeptes qu’elle a côtoyés semble y devenir un frein à la prise de distance nécessaire pour élaborer sa propre réflexion critique.
Pour les pionniers de la sexologie des années 40, comme Alfred Kinsey, le seul fait d’oser briser le silence sur l’existence de formes de sexualité divergentes était, en soi, une prise de position. Mais aujourd’hui, la littérature coquine et des reportages ont amplement prouvé qu’il est possible d’en parler… La réflexion, sans retomber dans le puritanisme, doit maintenant aller plus loin que l’observation pour nous faire avancer.
La question reste à savoir si les chercheurs sont encore prêts, en toute objectivité, à se prêter au jeu de la question qui tue.
«BDSM, les règles du jeu» de Jessica Caruso, VLB éditeur, 232 pages, 24,95 $.
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