«Aimer, materner, jubiler» d’Annie Cloutier: les effets pervers du féminisme égalitaire – Bible urbaine

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«Aimer, materner, jubiler» d’Annie Cloutier: les effets pervers du féminisme égalitaire

«Aimer, materner, jubiler» d’Annie Cloutier: les effets pervers du féminisme égalitaire

Publié le 25 mars 2014 par Isabelle Léger

Crédit photo : VLB éditeur

A une époque où la réussite personnelle comme nationale se mesure à l’aune de la croissance financière, voici un essai critique sur la centralité du travail dans nos vies. Paru tout récemment chez VLB Éditeur, juste à temps pour coïncider avec la Journée internationale des femmes, ce livre propose une réévaluation des acquis des femmes sous l’angle de la maternité. Un essai pertinent par les idées reçues qu'il bouscule.

Auteure de trois romans, Annie Cloutierest également doctorante en sociologie. Si son temps se partage maintenant entre la fiction et les études savantes, il n’en a pas toujours été ainsi. Elle a fait le choix dans la vingtaine de demeurer à la maison pour prendre soin de ses trois enfants pendant les dix premières années. Cette expérience de mère au foyer, jumelée à ses études plus récentes en sociologie, la mène vers un constat peu réjouissant: hors du travail rémunéré, point de dignité. Elle milite donc pour une reconnaissance sociale d’autres formes d’engagement et de réalisation, et en particulier du travail domestique.

Si le titre laisse d’abord croire à un ouvrage de psychologie populaire, le sous-titre corrige rapidement le tir: L’impensé féministe au Québec. Les thèses que l’auteure y défend constituent, à n’en pas douter, un nouveau discours sur le sujet. Le féminisme égalitaire, en tant qu’idéologie, nuit aux mères et les appauvrit en réalité, et les politiques familiales gouvernementales participent à l’édification du système économique néolibéral. Annie Cloutier se qualifie de subversive.

En fait, la sociologue tire à boulets rouges sur tout ce qui prône l’uniformisation du modèle familial en conformité avec l’égalité indifférenciée des sexes. Elle n’est pas tendre envers le Conseil du statut de la femme, qui s’est rangé par principe du côté d’Éric plutôt que de Lola, et s’est opposé aux prestations du gouvernement fédéral offrant la liberté de choix aux mères. De plus, elle accuse le gouvernement québécois d’alimenter sournoisement l’engrenage néolibéral en incitant fortement les mères à confier leurs enfants à des services de garde pour aller travailler. Qui plus est, ces mesures familiales dévalorisent le travail domestique et le soin aux enfants puisqu’elles obligent les femmes à reprendre le travail rémunéré entre leurs grossesses pour avoir droit aux prestations de maternité. Voilà un beau paradoxe, pour une société qui se dit soucieuse du bien-être des enfants.

On peut rétorquer qu’elles doivent y retourner pour payer de l’impôt, qui leur reviendra sous forme d’allocations si elles ont un autre enfant. Il est vrai que dans la mesure où l’employeur n’assume aucune part de ces prestations, elles ne leur doivent rien; mais elles souhaitent conserver leur place et leurs acquis, ce qui se défend aussi.

À ce sujet, Annie Cloutier va encore plus loin dans sa critique. À propos du consensus social sur le droit au travail, elle dénonce l’organisation qui considère l’emploi comme un statut social et non plus d’abord comme un lieu où s’accomplit un travail productif. Elle dénonce l’aberration «de vouloir à tout prix imaginer un monde où les gens ont le droit de travailler contre salaire, quitte à ce que, dans les faits, ils ne travaillent pas.» Elle en profite d’ailleurs pour déboulonner le mythe féministe de l’autonomie financière: en quoi une mère en emploi est-elle autonome financièrement si elle dépend tour à tour de l’État (maternité), de son employeur (congés de maladie pour elle-même ou ses enfants) et des assurances diverses (retrait pour cause d’épuisement)? Le seul pourvoyeur dont elle ne dépend pas, c’est effectivement son conjoint; le seul qui devrait, en réalité, la soutenir. Subversive, disait-on. Il faut voir comment, tout en rejetant le consumérisme, elle réhabilite l’individualisme.

Selon Annie Cloutier, il en coûterait moins cher à tout le monde de rémunérer les femmes qui souhaitent (c’est le mot clé) être mères au foyer. Mais par souci d’image et d’égalité de façade, on préconise le maintien au travail de tous ceux qui le peuvent, quitte à instaurer une panoplie de programmes et de crédits d’impôt.

Elle met aussi en doute l’enrichissement présumé des ménages qui, grâce aux garderies à tarif accessible, peuvent toucher deux salaires. Elle discute également du fait que la stagnation des salaires a coïncidé avec l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, et que ce n’est peut-être pas un hasard.

Elle déplore que de nombreuses mères n’envisagent même pas de travailler moins, voire pas du tout, sous prétexte qu’un seul revenu ne serait pas suffisant à faire vivre la famille. Elle pose la question: qu’est-ce qu’un revenu suffisant, au fait?

L’auteure est une universitaire, elle s’appuie donc sur de nombreuses publications pour étayer ses arguments. Mais comme elle souhaite trouver un plus large public, elle ponctue son analyse d’éléments de sa vie personnelle; ils pourraient être moins nombreux puisqu’ils penchent vers l’anecdotique, mais ils lui confèrent aussi la sensibilité qui semble si souvent faire défaut au discours féministe. La tendance à la défense de valeurs morales pourrait agacer, la ligne est mince lorsque l’on aborde de tels sujets.

À un certain point, on se demande quel serait le parti politique qui pourrait faire siennes ses idées et on l’imagine, elle, manifestement politisée, dépourvue de port d’attache à cet égard. Elle déclare éventuellement son allégeance à Québec solidaire, mais ce que l’on comprend surtout, c’est que son idéal est aujourd’hui freiné par les mentalités, au moins autant que par les institutions qui les ont façonnées.

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