Littérature
Crédit photo : Tous droits réservés @ Montage: Nathalie Slupik
Ce que je sais de toi d’Éric Chacour
En haut de la liste se trouve obligatoirement le premier roman d’Éric Chacour, publié aux Éditions Alto en janvier dernier. Ce livre a connu un parcours phénoménal, rencontrant du succès au Québec tout autant qu’en France, où les Éditions Philippe Rey n’auront pas hésité longtemps avant de s’emparer de ce trésor.
Au total, Ce que je sais de toi s’est retrouvé en sélection pour une vingtaine de prix et distinctions. Parmi ces derniers, on ne retrouve rien de moins que le Renaudot et le Femina, pour lesquels il s’est rendu jusqu’en deuxième sélection. Il a également été finaliste pour six d’entre eux, dont le Prix Premières Paroles et le Prix du roman Fnac 2023.
Enfin, il fut lauréat du Prix Femina des lycéens, de la Bourse de la découverte de la Fondation Prince Pierre de Monaco, du Prix Première Plume, et du Prix Talents Cultura, catégorie roman. Une année surprenante et grandiose, mais aussi, sans doute, un peu «essoufflante» pour un écrivain fraîchement débarqué dans le monde des lettres tel qu’Éric Chacour!
Sa plume nous transporte au Caire, en 1980. Tarek, jeune médecin, suit le chemin tracé pour lui par son père, le destin que l’on attend de lui. Une vie qui lui laisse si peu de place pour questionner, réfléchir, et qui sera chamboulée par l’arrivée d’un être on ne peut plus éloigné de lui. C’est là que commence le récit d’un exil, ce choix fait par un homme qui n’en avait plus aucun autre.
Ce que je sais de toi est beaucoup de choses: une histoire d’amour tragique, de secrets familiaux et des déchirements qu’ils engendrent, ainsi qu’une critique des disparités des classes sociales. C’est un récit d’une grande tristesse, mais d’une beauté encore plus importante.
Ce que je sais de toi, c’est aussi le fruit de quinze années de travail, ce qui se ressent dès les premières pages: Éric Chacour possède une maîtrise de la langue et de la narration à laquelle peu d’auteurs parviennent au bout de leur carrière. Son livre est du calibre des grands classiques des littératures de langue française, et mérite amplement la place qu’il vient de se tailler dans l’Histoire.
Ce que je sais de toi, Éric Chacour, Éditions Alto, 26,95 $.
Triste tigre de Neige Sinno
Neige Sinno était, jusqu’à l’année dernière, une autrice relativement inconnue avec, à son actif, un recueil de nouvelles et un roman publiés chez un petit éditeur, passés plutôt inaperçus. Le vent a tourné pour sa carrière lorsque les Éditions P.O.L. ont décidé de publier son récit intitulé Triste tigre.
Livre à la forme singulière, empruntant à la fois à l’autobiographie et à l’essai, Triste tigre raconte l’enfance terrible de la petite Neige, violée à répétition par son beau-père de ses sept ans jusqu’à ses quatorze ans. Allant bien au-delà du récit de fait divers ou du témoignage personnel, l’œuvre plonge le lecteur au cœur d’une réflexion sur l’inceste, puis sur le mal intrinsèque à la nature humaine.
L’écrivaine tente de comprendre comment l’humain en arrive à franchir cette ligne fine et mouvante qui sépare le bien du mal. Elle décortique la mécanique du viol et notre fascination pour les criminels monstrueux, ceux qui ont tué, agressé, violé.
Cherchant des réponses dans la littérature, Neige Sinno s’appuie tantôt sur Lolita de Nabokov, tantôt sur Virginia Woolf, Toni Morrison, Virginie Despentes ou encore Jean-Paul Sartre, pour tisser une toile solide qui la soutient tandis qu’elle tente de raconter l’irracontable – et y parvient avec brio. Si la littérature ne la sauvera pas, dit-elle, elle lui permet toutefois de créer du sens là où il n’y en a pas.
À juste titre, Triste tigre s’est vu emporté par une fulgurante vague de succès qui l’aura mené jusqu’aux Prix Femina, Le Monde, Blù Jean-Marc Roberts, Goncourt des lycéens, Les Inrockuptibles, ainsi que le Choix Goncourt de la Suisse, en plus d’avoir été finaliste du Grand Prix des lectrices du magazine Elle, du Médicis et du Goncourt.
Triste tigre, Neige Sinno, Éditions P.O.L., 42,95 $.
Que notre joie demeure de Kevin Lambert
La littérature québécoise a brillé d’un éclat nouveau en France l’automne dernier, reflétant l’engouement croissant des Français pour les lettres d’ici. L’auteur Kevin Lambert s’est ainsi mérité le Prix Ringuet, le Prix de la page 111, le Prix Décembre puis le Prix Médicis pour son roman Que notre joie demeure, publié aux Éditions Héliotrope à l’automne précédent. Il a également été finaliste du Prix Blù Jean-Marc Roberts.
Le jeune romancier de 31 ans n’aura pas non plus laissé le peuple québécois indifférent: en plus d’être le livre le plus emprunté à la Grande Bibliothèque en 2023, il a été finaliste du Grand prix du livre de Montréal.
Suscitant des polémiques injustifiées de tous les côtés, tant de celui des Français, en raison de certains procédés d’écriture de l’auteur, que de celui des Québécois, après les commentaires appréciatifs d’un François Legault qui ne sait distinguer l’ironie de ses propos avant qu’il ne soit trop tard, Que notre joie demeure n’a eu de cesse d’apparaître dans les journaux tout au long de l’année.
Ces controverses n’auront su empêcher cette œuvre d’être mise en valeur pour ce qui compte réellement: ses qualités littéraires et sa portée sociale et politique.
L’histoire de Céline Wachowski, célèbre architecte fictive qui se retrouve au cœur de la tourmente lorsqu’elle est accusée d’accélérer l’embourgeoisement des quartiers montréalais, trouve une forte résonance en cette période de crise inflationniste. Elle concerne tout le monde et ne laisse personne indifférent.
Que notre joie demeure, Kevin Lambert, Éditions Héliotrope, 28,95 $.
Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea
Le Goncourt 2023, soit le prix le plus prestigieux et le plus attendu de l’année, a sa place tout indiquée dans notre palmarès. L’année dernière, ce fut le tour de Jean-Baptiste Andrea de se voir attribuer cet honneur inestimable pour son roman Veiller sur elle, publié aux Éditions de l’Iconoclaste en septembre 2023.
En plus d’assurer aux libraires des ventes considérables durant les deux derniers mois de l’année, le Goncourt est réputé pour ne jamais faire l’unanimité: soit on adore, soit on déteste. Le récipiendaire de ce prix n’a pas droit au juste milieu… Sauf, il semblerait, dans le cas de ce quatrième roman de Jean-Baptiste Andrea, sur lequel les critiques semblent s’accorder.
La beauté transcendantale de la plume de l’auteur est indéniable.
Le récit prend place en Italie, à l’époque du basculement idéologique du pays vers le fascisme. On y découvre l’histoire de Mimo, né pauvre et confié en apprentissage à un sculpteur de pierres, et de Viola Orsini, ambitieuse héritière d’une famille prestigieuse, qui se lient d’amour.
Notons par ailleurs que Veiller sur elle aura également été finaliste du Prix Femina, après avoir remporté en le Prix du roman Fnac et le Prix de la Talaudière.
Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andrea, Éditions de l’Iconoclaste, 41,95 $.
Tu choisiras les montagnes d’Andréane Frenette-Vallières
Après Triste tigre, voici un autre livre parfaitement inclassable: entre essai et poésie, Tu choisiras les montagnes d’Andréane Frenette-Vallières se savoure jusqu’aux notes de fin, aussi enrichissantes que le reste de cette œuvre d’une rare originalité.
La poésie s’entremêle à la psychanalyse et à la nature pour créer une parole qui permet de surmonter des violences subies. Grâce au refuge d’une maison bleue de la Côte-Nord et de Mona, que l’autrice invente à la fois pour s’adresser à quelqu’un et pour exprimer des propos trop près d’elle pour les explorer comme elle en ressent le besoin, Andréane Frenette-Vallières explore son intériorité. Loin de toute présence, de tout regard et de tout bruit humain, la poétesse cherche à retrouver cette voix qu’elle a trop longtemps tue.
Andréane Frenette-Vallières fait entrer en dialogue des consciences poétiques et féministes portées par la lourde charge émotionnelle de mots destinés à percer le silence dans lequel sont poussées les femmes dès qu’elles tentent de parler.
Plongeant à l’intérieur de l’intimité, Tu choisiras les montagnes remue ciel et mer pour réveiller ce qui sommeille au plus profond de soi.
Publié à l’automne 2022 par les Éditions du Noroît, ce livre aura tracé un chemin semé de gloire en 2023: finaliste au Prix des libraires du Québec, catégorie essai, ainsi qu’au Prix Émile Nelligan, il s’est vu récompensé par le Grand prix du livre de Montréal et par le prix Spirale Eva-le-Grand 2022-2023.
Tu choisiras les montagnes, Andréane Frenette-Vallières, Éditions du Noroît, 25 $.
La méduse de Boum
Du côté de la bande dessinée, c’est La méduse de Boum, publiée aux Éditions Pow Pow en novembre 2022, qui se sera retrouvé sur toutes les lèvres au courant de l’année 2023. Ce chef-d’œuvre a ainsi remporté le Prix Bédéis Causa, le Prix de la critique ACBD de la bande dessinée québécoise, le Prix BD du Salon du livre de Trois-Rivières, en plus d’avoir été finaliste du Prix BD des collégiens et du Prix Bédélys Québec.
Inspirée par sa propre expérience, Boum dépeint le quotidien d’Odette, jeune libraire qui a une méduse dans l’œil, ou plutôt, qui perd progressivement la vue. Plus on tourne les pages, et plus les méduses se multiplient, pullulent jusqu’à empêcher le lecteur de distinguer l’action représentée: une habile stratégie destinée à lui faire comprendre, à travers le point de vue de la protagoniste, ce que cette dernière traverse.
Roman graphique d’une grande inventivité visuelle, La méduse est une œuvre qui témoigne de l’importance de saisir la main qui nous est tendue pour lutter contre les ténèbres de la maladie: à travers la noirceur qui entoure Odette, c’est la beauté qui finit par l’emporter.
D’autres horizons attendent certainement notre héroïne, puisque La méduse figure sur la liste préliminaire du Prix des libraires du Québec 2024, catégorie bande dessinée.