2 essais poétiques à découvrir sur-le-champ pour se sentir moins seul∙e dans ses souffrances quotidiennes – Bible urbaine

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2 essais poétiques à découvrir sur-le-champ pour se sentir moins seul∙e dans ses souffrances quotidiennes

2 essais poétiques à découvrir sur-le-champ pour se sentir moins seul∙e dans ses souffrances quotidiennes

Des lectures appropriées en ce creux d'hiver enneigé

Publié le 31 janvier 2023 par Nathalie Slupik

Crédit photo : Monstera @ Pexels

La diversité du lexique et de la nomenclature disponibles pour décrire la fatigue et les maux chroniques dont il est aujourd’hui possible de souffrir témoigne d’un mal collectif assaillant la société actuelle qui, ployant sous un quotidien toujours plus exigeant et surchargé, aurait bien besoin de souffler un peu. Ce souffle, c’est précisément ce qu’offrent les essais «À boutte: une exploration de nos fatigues ordinaires» de Véronique Grenier et «Les allongées» de Martine Delvaux et Jennifer Bélanger, publiés respectivement chez Atelier 10 et Héliotrope.

«À boutte»: défaire la honte associée à la fatigue

Avec cette première incursion dans le genre littéraire de l’essai, l’autrice et enseignante au collégial Véronique Grenier explore les fatigues ordinaires, selon les différentes formes qu’elles peuvent prendre et les différentes manières dont elles s’immiscent dans nos vies: la fatigue du corps, la fatigue de l’esprit, la fatigue parentale, familiale, celle de l’engagement social et, peut-être la plus universelle, la fatigue d’être soi.

Ce livre n’a rien à voir avec un ouvrage de croissance personnelle qui prétendrait offrir des solutions miracles. Véronique Grenier se contente d’observer le phénomène de la fatigue et ses rouages, et de constater ses multiples impacts.

Ces réflexions ne sont jamais poussées très loin, l’autrice présentant plutôt une sorte de résumé pour chacun des chapitres de son essai. On a ainsi parfois l’impression de rester un peu sur notre faim: chaque fois que l’on commence à entrer plus en profondeur dans un sujet, on passe déjà au suivant.

Cependant, il s’agit d’un excellente entrée en matière, une œuvre très accessible qui représentera, pour beaucoup, cette petite étincelle qui déclenche les premiers questionnements. L’écrivaine cite également toutes ses sources, qui offrent la possibilité d’approfondir la question si désiré.

«Être désorienté∙e à même sa propre tête et son propre cœur est une expérience troublante. Cette fatigue, on ne peut l’esquiver ou la laisser en suspens le temps d’une fin de semaine ressourçante, comme on ne peut changer de peau, se fuir (on se traîne, peu importe où l’on va). Elle est une souffrance en elle-même. Souvent, lorsqu’elle est bien installée, l’idée même de la déloger devient un Everest : il faut une telle énergie pour se rassembler, se mobiliser. Car agir, souvent, c’est rompre avec ce qu’on a toujours connu, investi, c’est disposer de ressources. Il faut pouvoir retourner aux études, changer d’emploi, avoir accès à un∙e psychologue, un∙e psychiatre, un nouveau logis, se refaire des ami∙e∙s, etc. C’est loin de n’être qu’une question de vouloir, de pied au derrière et de petites marches au grand air.»

Si elles sont brèves, les réflexions de Véronique Grenier sont toutefois denses de poésie et d’émotion. Pour elle, cet essai est un exercice de pensée, mais également de ressenti, et elle nous le rend bien.

L’humanité et la compassion avec lesquelles elle contemple les fatigues dont nous souffrons se ressentent, et elles font la force du texte.

La fatigue engendre souvent du découragement, de la solitude, voire parfois de la honte: c’est ce que Véronique Grenier défait en nommant ces réalités, elle les sort de l’ombre, et leur enlève ainsi une part de leur poids.

Lorsqu’on sort de cette lecture, on se sent moins seul∙e, mais également moins… fatigué∙e.

«Les allongées»: nommer l’innommable et l’impartageable

Cet essai, écrit à quatre mains par Martine Delvaux, professeure, romancière et essayiste féministe, et Jennifer Bélanger, doctorante et autrice, prend une forme bien différente de celle qu’a choisi Véronique Grenier pour À boutte. Des fragments de prose poétique composent l’ouvrage.

Certains diront qu’un tel texte se lit rapidement: on pourrait plutôt penser qu’il invite à prendre son temps, à laisser mariner en soi chaque fragment puisqu’ils forment tous, individuellement, une réflexion à part entière.

La fatigue y est encore une fois présente, mais on traite ici davantage de la souffrance et de la résilience des femmes atteintes de maladies et douleurs chroniques: celles qui n’ont pas le choix de s’allonger pour naviguer les courants forts de l’existence.

«liées les unes aux autres depuis nos lits-terreaux où prendre racine, croître au rythme des agendas rayés, des courriels envoyés à la dernière minute pouvons-nous reporter s’il-vous-plaît, sans préciser de date car nous ignorons quand le brouillard se dissipera, si l’énergie reviendra et dans combien de temps nous serons de retour auprès de vous.»

C’est d’ailleurs allongées que les écrivaines ont rédigé cet essai. Dans le cas de Martine Delvaux, des douleurs au dos dûes à une dégénérescence discale, elle-même causée par un accident, la maintiennent allongée. Pour Jennifer Bélanger, la fatigue chronique et les maux de têtes n’ont pas encore de diagnostic: une errance médicale à durée indéterminée l’afflige, comme tant (trop) d’autres femmes.

Entourées des voix de leurs consœurs confinées à l’horizontalité, telles que Susan Sontag, Marguerite Duras, Françoise Truffaut, Audre Lorde, Anne Boyer ou encore Simone Weil, elles construisent une communauté de femmes immobiles, qui remplacent le héros romantique traditionnel, celui qui doit gravir les montagnes.

Les deux autrices ne connaissent pas la douleur que par leur vécu: la thèse de doctorat de Jennifer Bélanger, supervisée par Martine Delvaux à l’UQAM, traite du corps malade féminin. Ce même thème est revenu dans son premier roman Menthol, paru en 2020 aux éditions Héliotrope et finaliste du Prix littéraire du Gouverneur général cette même année. Martine Delvaux, quant à elle, a déposé une demande de subvention pour un projet de recherche sur les douleurs chroniques chez les femmes en lien avec la littérature.

Enfin, l’an dernier au festival OFFTA, elles ont présenté ensemble la douleur telle qu’elle est abordée par l’écrivaine américaine Anne Boyer, à qui l’on a diagnostiqué une forme très agressive de cancer du sein à l’âge de 41 ans, et par la militante féministe et essayiste afro-américaine Audre Lorde, décédée du cancer.

«votre douleur est-elle tolérable, nous demande-t-on, mais quel est le seuil de l’insupportable pour des personnes contaminées incandescentes et qui, telles de mauvaises herbes, se vautrent dans les recoins, poussent à même les sols pollués, résistent en dépit de l’hostilité pour ne pas disparaître tout à fait.»

«Qui a décrété que l’avenir n’appartient qu’aux personnes qui restent debout après s’être levées tôt», écrivent Martine Delvaux et Jennifer Bélanger avec raison. On entretient depuis trop longtemps l’idée qu’une personne confinée à son lit est inutile à la société, comme si la productivité devait forcément être verticale. Trop souvent dans l’histoire, nous avons balayé les souffrances invisibles des femmes en les qualifiant de paresseuse, d’hystériques ou de folles.

Cet essai accomplit donc le travail essentiel de légitimiser les souffrances que la médecine, l’histoire et les hommes ont tendance à ignorer.

«On aime dire que la pire souffrance est dans la solitude qui l’accompagne». Merci à ces écrivaines qui brisent, enfin, par morceaux, cette solitude.

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