«Vous n’avez encore rien vu» d'Alain Resnais: une ode au théâtre, entre l’amour et la mort – Bible urbaine

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«Vous n’avez encore rien vu» d’Alain Resnais: une ode au théâtre, entre l’amour et la mort

«Vous n’avez encore rien vu» d’Alain Resnais: une ode au théâtre, entre l’amour et la mort

Publié le 16 octobre 2012 par Luba Markovskaia

Vous n’avez encore rien vu, nous dit Alain Resnais, qui présente, à 90 ans, un film tout frais, mettant en vedette ses fidèles interprètes: Pierre Arditi, Sabine Azéma, Lambert Wilson, Mathieu Amalric… tous y sont, sauf André Dussolier. Resnais renoue ici avec son «théâtre au cinéma», tel qu’on l’a connu dans Smoking/No Smoking, mais à rebours: si Smoking/No Smoking proposait une multitude de situations jouées par les mêmes comédiens, ici, la même œuvre est interprétée simultanément par des comédiens différents, mais aussi par deux créateurs distincts. En effet, le mythe d’Orphée, qui est central au film, est rendu dans la réécriture théâtrale de Jean Anouilh, que le cinéaste s’approprie à son tour.

En guise de testament, Antoine (Denis Podalydès) fait réunir tous les comédiens qui ont interprété, au fil des années, sa mise en scène de Eurydice, afin qu’ils soient les juges, après sa mort, d’une nouvelle production de la pièce par une jeune troupe. Rassemblés dans son château, les comédiens assistent, en même temps que nous, à la projection de la pièce, ce qui donne lieu à de vertigineuses mises en abyme. Les comédiens ne restent pas longtemps simples spectateurs et rejouent, en contrepoint avec le déroulement de la pièce à l’écran, les répliques et les affects qui sont restés imprégnés dans leurs mémoires.

Chez Anouilh, l’essence de la tragédie ne demeure que chez les personnages principaux, tandis que leur entourage se contente d’une vie sans sublime mais sans déchirement, ce qui contribue à relativiser et complexifier le sentiment tragique des héros. Les notes comiques apportées par le jeu de l’éternel Michel Piccoli dans le rôle du père d’Orphée et de la superbe Anny Duperey dans le rôle de la mère d’Eurydice en font foi. Resnais, dans son interprétation d’Anouilh, réinjecte un sens tragique au mythe en isolant longuement les dialogues entre Azéma et Arditi, dont le jeu maîtrisé et réaliste contraste superbement avec le factice souligné de la mise en scène. Il recrée ainsi une tragédie moderne, où l’incapacité à être heureux remplace l’intransigeance de la fatalité.

Ce film s’adresse aux amoureux du théâtre, qui seront comblés tant par la thématique et le traitement que par le jeu des acteurs. Pierre Arditi touche particulièrement dans le rôle d’un Orphée vieillissant. Le traitement ludique propre aux jeux de miroirs et de mises en abyme s’estompe peu à peu au profit de la trame tragique, ce que certains regretteront peut-être.

Le grand cinéaste qui a traversé, semblerait-il, toutes les époques du cinéma français, et qui nous a donné une cinématographie incroyablement riche et variée: de Hiroshima mon amour à On connaît la chanson en passant par L’année dernière à Marienbad et Mon oncle d’Amérique, ne tombe pas dans le piège qui fut fatal à Orphée et à Eurydice, ainsi qu’au personnage d’Antoine: plutôt que de se retourner sur sa carrière sous la forme d’un film-bilan, Resnais avance toujours, en innovant et en surprenant à chaque fois, sans perdre de vitesse et, avec un autre film déjà en préparation, on a bien l’impression qu’on n’a encore, et toujours, rien vu. 

Appréciation: ****

Crédit photo: Métropole Films

Écrit par: Luba Markovskaia

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