CinémaCritiques de films
Crédit photo : Photo à la une: @Joel Saget (portfolio: www.instagram.com/joelsaget)
François Ruffin, aujourd’hui député d’extrême gauche à l’Assemblée nationale française, est le fondateur et rédacteur en chef du journal indépendant Fakir. Depuis une vingtaine d’années, il se fait porte-parole des chômeurs du nord de la France abandonnés du Pouvoir et de ses amis du grand patronat. Perturbateur émérite des assemblées générales des géants du CAC 40, le journaliste est connu pour ses prises de parole au sein du Monde diplomatique, mais aussi et surtout pour ses reportages sur la radio publique France Inter, dans l’émission Là-bas si j’y suis (déprogrammée en 2015 par la nouvelle direction de Radio France). Et c’est au cours de ses pérégrinations sur les routes du Nord, à la rencontre de ceux qui ont vu leurs usines fermer les unes après les autres, que l’idée de ce documentaire est née.
Derrière les entrepôts désaffectés et les familles endettées se tient debout un homme, toujours droit, le regard vif et le cheveu brillant: Bernard Arnault, propriétaire et PDG du premier groupe mondial de luxe LVMH. Il y a encore quelques années, les usines de Flixéricourt et de Poix-du-Nord fournissaient les marques de haute couture Dior et Kenzo. Mais ça, c’était avant, avant la stratégie de délocalisation massive du grand patron Bernard. Désormais, les costumes vendus à plus de mille euros dans les boutiques du Paris chic coûtent au groupe trente euros de main-d’oeuvre en Pologne ou en Bulgarie. Un vrai entrepreneur, le Bernard.
C’est sobrement vêtu d’un chandail et d’une casquette «I love Bernard» que François Ruffin s’en va courir les corons, évangile du dialogue social et de la réconciliation. L’approche légère et décalée de cette tragédie économique et sociétale va rapidement se heurter à la misère profonde de la réalité. Serge et Jocelyne Klur ont tous les deux perdu leur emploi à l’usine et vivent désormais avec quatre cents euros par mois. De quoi chauffer la salle à dîner en hiver et faire un bon régime. «La pauvreté, ça fait maigrir». Et pour parfaire ce joli tableau, leur maison est menacée de saisie. La chute semble inévitable, mais c’est sans compter l’imagination débordante de notre Ruffin des Bois.
Le documentaire d’investigation se transforme alors en film d’espionnage, à coup de caméra-poupée et de micro-chat. Pour se sortir la tête de l’eau, ceux d’en bas vont faire chanter celui d’en haut à l’aide d’une simple lettre expliquant le désespoir de leur situation et menaçant gentiment d’en informer les médias et l’Élysée. C’est à ce moment que l’on croit tomber dans la science-fiction: le commissaire de la sécurité de LVMH déboule en personne chez les Klur, le chéquier sous le bras. Contre toute attente, la menace d’une mauvaise publicité fonctionne et ce n’est pas l’évocation de Mediapart ou du Canard enchaîné qui fait frémir le commissaire, mais le doux nom de Fakir. Ce journal aux 7000 abonnés, basé à Amiens en Picardie, fait frémir la treizième fortune mondiale (Bernard Arnault est 4e fortune mondiale en 2018 selon Forbes). «C’est les minorités agissantes qui font tout», lâche le commissaire en rappelant pour la dixième fois aux Klur de ne pas laisser fuiter l’arrangement. Trop tard.
De surprise en retournement de situation, Merci Patron! s’érige en documentaire unique en son genre, lucide sans être catastrophé, drôle sans être grotesque, toujours souriant, toujours digne. Sous ses airs de farce noire et acide se cache une bombe d’espoir et d’optimisme, une petite voix qui rappelle que tout n’est pas perdu et qu’il n’est pas encore l’heure de baisser les bras.
La production s’étant vu refuser l’aide du Centre national du cinéma et de l’image animée (vous avez dit «censure»?), ce film a vu le jour grâce au soutien des abonnés du journal Fakir et aux contributeurs anonymes d’une plateforme de financement participatif. L’histoire vraie d’une arnaque venue d’en bas a fait le tour de la France, séduisant plus de 500 000 spectateurs, et sa projection sauvage sur la place de la République à Paris le 31 mars 2016 a vu naître le mouvement Nuit debout qui perdure encore aujourd’hui. Le film est sorti en salle à l’automne 2016 au Québec.
À ceux qui se feraient du souci pour le grand patron, le petit tour des Klur a coûté moins de quatre minutes de salaire à celui qui gagne 1 million d’euros par heure. L’homme d’affaires a donné ordre aux médias dont il est propriétaire (Les Echos, Le Parisien) d’ignorer jusqu’à l’existence même du film et n’a jamais réagi publiquement à son succès.
«L’ignorance est le plus grand des mépris», dit-on.
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de la rédaction