CinémaDans la peau de
Crédit photo : Dominic Berthiaume (photo de la réalisatrice)
*Cet article a été commandité par Les Films du 3 Mars.
1. Émilie, toi qui es aujourd’hui diplômée de L’inis, peux-tu nous raconter à quel moment, dans ta vie, tu as eu l’appel du septième art, au point de vouloir en faire ton métier?
«C’était en 2011, lors de ma participation à La Course Évasion autour du monde, un concours de vidéos qui m’a amenée à réaliser dix courts métrages en dix semaines dans dix pays différents. J’avais 27 ans, je venais de terminer ma maîtrise en anthropologie et je cherchais depuis des années le moyen de conjuguer mon besoin d’engagement social et intellectuel avec ma passion pour les arts (photo, écriture, musique, danse). Je me suis inscrite à La Course presque sans y croire, car je n’avais aucune expérience en cinéma. J’ai appris sur le tas! À mesure que je progressais dans les diverses étapes du concours, je sentais que je trouvais enfin dans le cinéma documentaire une profession passionnante, qui me ressemblait. Je me suis inscrite à L’Inis dès mon retour pour concrétiser mon intention. Je dis souvent que c’est le documentaire qui m’a trouvée, plutôt que le contraire.»
2. Déjà, tu sembles née sous une bonne étoile, puisque ton documentaire L’autre Rio a remporté le prix du Meilleur espoir Québec/Canada, en plus d’être présenté en première mondiale lors des récentes Rencontres internationales du documentaire (RIDM). D’où t’es venue l’idée d’un tel projet?
«Rio de Janeiro est ma ville d’adoption: je fais des allers-retours entre Montréal et le Brésil depuis douze ans. J’ai été bouleversée de voir la brutalité et l’injustice criantes qui ont caractérisé la préparation de la Coupe du monde et des Jeux olympiques: 22 000 familles expropriées, «nettoyage» social pour préparer la venue des touristes, répression aux travailleurs informels, militarisation des favelas, corruption et détournement de fonds publics, etc. Depuis 2013, je m’implique à travers la vidéo dans la question du droit au logement au Brésil. L’autre Rio est en quelque sorte l’aboutissement de plusieurs années de recherche et d’immersion dans divers squats et favelas menacés d’expropriation. Par amour pour Rio et ses habitants, j’ai eu envie de raconter une tout autre version de l’histoire des Jeux olympiques, soit le quotidien de ceux qui ont été mis de côté de ce méga-évènement sportif.»
3. L’autre Rio, c’est une immersion dans le quotidien des laissés pour compte, ces Brésiliens qui vivent dans la misère et qui ont investi les vestiges d’un immeuble désaffecté alors que sont célébrés les Jeux olympiques de Rio à un jet de pierres. Ton long métrage ouvre grands les yeux et laisse à entendre des témoignages touchants. Comment as-tu vécu ce séjour au Brésil durant le tournage et combien de temps y es-tu restée?
«Le tournage a duré six semaines. Même si je connaissais déjà très bien le milieu des favelas de Rio, cette immersion complète dans le squat a été très bouleversante. Il s’agit d’un immeuble sans eau courante, sans collecte de déchets, tenu par les trafiquants de drogue armés, en constante confrontation avec la police. Une centaine de familles vivent dans cet environnement hostile, faute d’avoir un meilleur toit.»
«Le fait de passer autant de temps avec les gens sur place et de m’attacher profondément à eux à travers l’expérience partagée de la production du film a soulevé chez moi beaucoup de questionnements éthiques sur ma position de cinéaste blanche, étrangère, privilégiée, venue tourner dans un milieu si précaire, si étranger au mien. J’ai ressenti une culpabilité terrible lorsque j’ai quitté les lieux pour revenir à Montréal faire la postproduction. La question de ma légitimité à raconter cette histoire et de la responsabilité inhérente à faire des films avec des gens dépossédés de tout me hante toujours.»
«Que peut un film contre des siècles d’oppression et d’inégalités sociales? Pour changer les conditions de vie de gens que le destin, ce grand cruel, a fait naître dans une telle précarité? Bien sûr il n’y a pas de réponse absolue, seulement un processus constant de questionnements, d’échanges et de réflexions à ce sujet, avec les gens sur place comme avec d’autres cinéastes d’ici et d’ailleurs.»
4. Quel impact souhaitais-tu engendrer sur la conscience des gens avec ce long métrage documentaire distribué par Les Films du 3 Mars, qui présente bien les deux versants de la médaille, soit la richesse et l’opulence, et la pauvreté et la résilience?
«Mon intention depuis le début était de proposer une rencontre intime avec des gens qui sont devenus invisibles – par les JO, par les inégalités criantes de la ville qui les met constamment à l’écart, par les politiques et services publics qui ne se rendent pas jusqu’à eux, par les discours médiatiques moralisateurs, criminalisants, victimisants, hypersexualisants et essentialisants – afin de leur offrir une tribune. Pas «une voix» comme on l’entend souvent, car ils ont la leur. Une tribune, pour qu’ils puissent faire entendre leur voix, dire qui ils sont, ce qu’ils pensent. Et comme c’est souvent le cas avec les personnes écorchées par la vie, peu importe où on se trouve dans le monde, ils ont énormément de vécu à partager, ils sont extrêmement touchants et nous offrent d’extraordinaires leçons d’humanité et d’humilité.»
«Je pense que la rencontre sincère avec l’autre, que ce soit en personne ou à travers un film, engendre de l’empathie. Je crois qu’elle ne laisse pas de place pour les préjugés, qu’elle permet d’élargir sa vision du monde, de le connaître mieux et de se connaître mieux aussi. C’est là toute la base de mon travail. Je fais, comme le dit si bien Fernand Dansereau, «un cinéma de relation». Une relation que je souhaite riche et transformatrice entre les protagonistes, l’équipe du film et l’audience.»
5. On aimerait finalement connaître le projet filmique de tes rêves, celui que tu serais prête à réaliser si tu avais les moyens de tes ambitions, parce qu’il te tient à cœur, parce qu’il est nécessaire, même s’il est fou et hasardeux. Allez, on est curieux!
«Oh la la… J’aimerais faire un film dans une prison pour migrants. On connaît celles de l’Europe, on connaît celles des États-Unis, un peu moins celles du Canada (il y en a trois). Parce que je trouve que ces lieux incarnent l’absurdité de notre monde «globalisé», où la liberté de circulation pour les capitaux et les plus privilégiés d’entre nous se conjugue avec un durcissement brutal des frontières pour les gens qui ont le malheur d’avoir le mauvais passeport.»
«La mobilité est parfaitement inégalitaire: absolue pour certains, impossible pour d’autres – ceux qui d’ailleurs en auraient le plus besoin. Le droit d’aller et venir de chacun est dicté par les règles du monde postcolonial dans lequel on vit, au point d’enfermer des gens parce qu’ils ont osé se pointer le nez dans un pays qui leur fait rêver d’une vie meilleure. Au point de leur dire qu’on n’est pas responsables de leur misère alors que nos minières canadiennes exploitent allègrement leur sous-sol, alors que la seule raison pour laquelle on arrive à se payer des iPhone, vêtements et nourriture à prix aussi bas est précisément parce que d’autres, plus au sud, les fabriquent dans des conditions qu’on a rejetées pour nous-mêmes.»
«On pourrait dire que je suis cohérente (ou carrément prévisible!), je m’intéresse toujours aux gens que le monde marginalise, et je suis toujours attirée par des lieux difficiles, voire impossibles, d’accès. C’est parce que la cruauté et l’injustice du monde m’indignent profondément, et que là où certains voient des statistiques, je vois des êtres humains que j’ai envie de connaître.»
Pour consulter nos précédentes chroniques «Dans la peau de…», visitez le labibleurbaine.com/Dans+la+peau+de…
Le documentaire «L'autre Rio» en 6 images
Par Les Films du 3 Mars (www.f3m.ca/film/lautre-rio)