«Lumières, lumières, lumières» d’Evelyne de la Chenelière, mise en scène par Denis Marleau, à ESPACE GO – Bible urbaine

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«Lumières, lumières, lumières» d’Evelyne de la Chenelière, mise en scène par Denis Marleau, à ESPACE GO

«Lumières, lumières, lumières» d’Evelyne de la Chenelière, mise en scène par Denis Marleau, à ESPACE GO

Verbaliser les non-dits

Publié le 13 novembre 2014 par Alice Côté Dupuis

Crédit photo : Caroline Laberge

Le roman Vers le phare de Virginia Woolf habite la dramaturge Evelyne de la Chenelière depuis longtemps. Pour sa première création, présentée dans le cadre de sa résidence d’artiste à ESPACE GO, elle se l’est maintenant appropriée pour en créer un objet théâtral qui ne se veut pas une adaptation à proprement parler, mais qui n’en est pour autant pas si affranchi. À sa façon, l’auteure revisite le style Woolf, le flux de conscience, ou cette façon de rendre compte des émotions et pensées plutôt que des actions, en y insufflant juste ce qu’il faut de son propre style pour traduire simultanément sur scène la pensée de deux grandes auteures.

«Dieu merci, personne ne peut vraiment savoir ce que je pense, personne ne peut voir l’intérieur de mon esprit!» Ces mots, répétés à maintes reprises par les deux personnages sélectionnés par Evelyne de la Chenelière, et mis en scène dans Lumières, lumières, lumières, ne sauraient servir de meilleure entrée en matière pour cette première production d’ESPACE GO de la saison. Pas vraiment par hypocrisie ou malhonnêteté, mais plutôt par pression de sauver l’image de la femme, la peintre Lily Briscoe et la mère et hôtesse de maison, Madame Ramsay, réservent souvent pour elles-mêmes ce qu’elles pensent vraiment, et ce qu’elles auraient réellement envie de dire. Mais faut-il nommer les choses pour qu’elles existent?

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Savoir ce que les deux personnages féminins, imaginés par Virginia Woolf, pensent, et ce qui se cache à l’intérieur de leur esprit est précisément l’objectif atteint par Evelyne de la Chenelière, qui réussit ici à résumer en condensé d’une heure tout le roman de l’auteure anglaise par le biais de ces deux voix féminines. Toutes les étapes significatives de l’œuvre sont ainsi recensées du point de vue de deux femmes; deux femmes entourées d’hommes, et dont la principale occupation est de regarder, analyser, accompagner, servir ou interagir avec un homme, quel qu’il soit. Omniprésents malgré leur absence physique, les hommes peuplent la scène et les pensées de Lily Briscoe et de Madame Ramsay, et suscitent même la majorité de ces pensées.

Tout y passe: du jeune James qui désire aller au Phare, mais qui se fait rabrouer par son père, lequel déclare qu’il ne fera pas assez beau demain pour s’y rendre, jusqu’au retour, dix ans plus tard, d’une partie de la famille et de l’entourage des Ramsay à la maison de campagne, puis ultimement, au Phare. Comme l’histoire entière du roman – dans toute sa temporalité, mais pas dans tous ses détails – est relatée, nul besoin de lire le livre pour bien apprécier Lumières, lumières, lumières. Cependant, c’est en ayant en tête l’œuvre originale qu’il est possible de reconnaître l’ampleur du travail effectué par De la Chenelière, qui a réussi à faire ressortir les états d’âme des personnages, et même à les extrapoler. Des réflexions très intéressantes se dégagent de cette pièce, grâce à ces sentiments refoulés qui, dans le bouquin, ne sont pas dits comme tel, mais qui ont été saisis par la dramaturge, puis verbalisés, une fois pour toutes.

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Si, de prime abord, le besoin de tout nommer peut paraître étonnant, il faut voir avec quelle aisance le metteur en scène Denis Marleau et l’auteure Evelyne de la Chenelière ont représenté dans l’œuvre la thématique du temps, en insérant carrément des références au temps de verbes. «Pourquoi parles-tu au futur antérieur?», demande Lily Briscoe à Madame Ramsay. C’est là la première incursion de la voix de De la Chenelière, dans un récit qui jusqu’alors appartenait encore à Woolf. Évoquée grâce à un mouvement chorégraphié et répété représentant presque le symbole de l’infini, la musicalité du futur antérieur rappelle le son d’une vague, d’un ressac. Et c’est lors de la plus belle scène de la pièce – et aussi celle où la complicité entre Briscoe et Ramsay prend toute son ampleur – qu’il a été permis d’en prendre conscience. «Je vous aurai… vue-me-voir-regarder-cette-salière-et-avoir-pitié-de-moi», laisse tomber d’abord comme en apesanteur, puis dans un flux déferlant Lily Briscoe, avant de nous remuer avec un tsunami de paroles bien senties dont on sent qu’elles devaient finalement être prononcées.

Des envolées toutes en monologues constituent en effet la presque totalité de la pièce, permettant autant aux personnages de finalement se délivrer de leurs pensées qu’aux comédiennes de briller. Anne-Marie Cadieux, en Madame Ramsay, nous touche lorsqu’elle apprend la mort à la guerre de son fils Andrew, alors que Lily Briscoe, interprétée par une Évelyne Rompré tour à tour forte et délicate, porte presque sur ses épaules le récit, notamment en révélant avec émotion à Madame Ramsay les ravages de la guerre, lors d’une belle scène entre les deux interprètes.

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Si cette complicité tarde à s’installer lors de la première partie de la pièce, légèrement plus faible que les deux autres, c’est réellement l’explication du futur antérieur – et donc l’apparition de la touche De la Chenelière – qui cimente le tout et permet par la suite de beaux moments d’interprétation. C’est aussi l’utilisation d’un autre temps de verbe, le conditionnel, qui permettra de découvrir jusqu’où l’extrapolation de la dramaturge est allée en analysant le texte de Woolf: «James, vaincu, verrait le Phare de près et penserait Ce n’était que ça? Il aurait beau regarder le Phare de toutes ses forces, il ne verrait qu’une tour abîmée, plantée sur un rocher ridé».

Il faut enfin mentionner les sublimes décors constitués de murs à la fois aux reflets miroir, mais aussi transparents et/ou renvoyant des projections d’images de vagues. Polyvalents et très efficaces, ces panneaux ont aussi permis à Anne-Marie Cadieux de disparaître momentanément, alors que la portion d’après-guerre de l’histoire l’a bêtement fait mourir. Peu importe, Denis Marleau aura choisi de la ranimer à l’avant-scène pour éviter une finale en solo, mais aussi pour boucler la boucle visuellement en rappelant la première partie, tout en démontrant que même morte, Madame Ramsay est bien présente dans l’esprit de Lily Briscoe, tout autant que dans celui d’Evelyne de la Chenelière.

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La pièce «Lumières, lumières, lumières», écrite par Evelyne de la Chenelière d’après le roman Vers le phare de Virginia Woolf, est mise en scène par Denis Marleau et sera présentée à ESPACE GO jusqu’au 6 décembre 2014.

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