LittératureDans la peau de
Crédit photo : Serge Jauvin
Serge, merci infiniment de nous accorder ce temps de parole. Vous êtes un artiste photographe originaire de la belle région du Lac-Saint-Jean et, depuis 1982, vous vivez sur la Côte-Nord. S’il y a bien une chose qui vous a toujours fasciné, à part la photographie documentaire, ce sont les cultures des Premiers Peuples! Parlez-nous brièvement de votre rapport à la nature et au monde qui vous entoure à travers votre processus créatif.
«J’ai grandi dans un environnement où la nature était omniprésente. J’ai longtemps cru que mon oncle Paul ressemblait à un Innu. Comme il passait la plupart de son temps au lac des Commissaires et qu’il était d’une grande bonté, je pensais, dans ma tête d’enfant, que les Innus devaient être comme mon oncle Paul. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que les Innus étaient les descendants d’une culture millénaire avec ses propres règles, ses propres savoirs et ses propres croyances.»
«Grâce à la photographie, j’ai progressivement découvert un outil formidable d’écriture qui m’a permis d’explorer les beautés de la nature, de communiquer avec elle et, enfin, de partager mes découvertes avec les autres. Cependant, cela nécessitait que les autres prennent le temps de regarder et de comprendre mes photographies.»
«Mes premières visites à Pointe-Bleue (Mashteuiatsh) à la fin des années 1960 ont éveillé en moi le désir d’en apprendre davantage sur eux. Mais ce n’est qu’en 1976, à l’Hôtel Universel Québec, que j’ai réalisé que des Innus d’un autre monde vivaient encore parmi nous, sur la Côte-Nord et la Basse-Côte-Nord.»
«Il est alors devenu impératif, pour moi, de découvrir ce monde fascinant que j’allais tenter de faire connaître tout au long de ma vie.»
Votre œuvre littéraire, et ce n’est certes pas anodin vu vos racines, a toujours été inspirée par la nature et les savoirs. En 1993, vous publiez Aitnanu (c’est ainsi que nous vivons) chez Libre Expression, un projet d’une vie, pourrait-on dire, sur l’existence contemporaine des Innus et des Atikamekw. Et en 2007, en collaboration avec l’auteure Francine Chicoine, vous avez fait paraître Le pays dans le pays, un livre paru aux Éditions David et à travers lequel vous présentiez «la splendeur et la démesure de la Côte-Nord». Voulez-vous nous parler de ces deux ouvrages et de la valeur qu’ils revêtent à vos yeux encore aujourd’hui?
«Aitnanu n’était pas le livre que je voulais réaliser. Ce que j’avais vécu avec la famille Mark était bien trop important pour se limiter à un tel ouvrage. J’avais soumis à l’éditeur un manuscrit illustré de 365 photographies: une photo par jour pour montrer toute la richesse et la diversité de la culture Innue à travers un cycle annuel. Cependant l’éditeur a sélectionné 125 images parmi celles-ci et a amputé le reste. De plus, il a jugé que mon journal de bord n’avait aucun intérêt.»
«J’ai toujours cru qu’un album de photographie était une œuvre de création en soi. Que restait-il de cette œuvre si elle était modifiée par un éditeur qui en prenait complètement les commandes? J’avais fait fausse route!»
«Avant de reprendre le flambeau avec le projet de livre Aitnanipan, j’ai travaillé avec Francine Chicoine pour publier un portrait de la Côte-Nord. Cette fois-ci, nous avons été bien servis par les Éditions David, qui nous ont permis de produire, en collaboration avec leur extraordinaire graphiste Anne-Marie Berthiaume, Le pays dans le pays.»
«Les images ne peuvent pas tout révéler à celui qui les regarde, les mots ne peuvent pas tout dire à celui qui les entend. En unissant nos arts respectifs, nous avons tenté de faire ressortir l’âme de ce pays que nous habitions depuis fort longtemps.»
Le 9 avril, les éditions du Septentrion lèveront le voile sur votre plus récent ouvrage, Aitnanipan (C’est ainsi que nous vivions), «un livre qui sert de mémoire pour les générations futures, en particulier les jeunes Innus, qui sont confrontés aux enjeux de la modernité du monde actuel et à la quête de repères identitaires». Cette nouvelle parution, ce sont les fruits du témoignage exceptionnel que vous avez reçu de la part des Innus d’Unamen Shipu lors d’un long séjour dans la famille d’Hélène et William-Mathieu Mark dans les années 1980. Comment en êtes-vous venus à faire leur rencontre, et jusqu’à cohabiter avec eux, et qu’avez-vous reçu comme précieux bagage?
«Les Atikamekw et les Innus m’ont notamment appris le sens profond du mot amitié et du mot adoption.»
«J’ai rencontré Hélène et William-Mathieu Mark en 1979. C’est Philippe, l’aîné des garçons qui m’a présenté à ses parents. Je me souviens parfaitement de cette première rencontre qui a été, pour moi, une révélation. À partir de ce moment, je n’ai eu de cesse de me rapprocher d’eux et de les connaître davantage.»
«L’été suivant, alors que je me rendais à Unamen Shipu pour illustrer le projet Nutshimiu Innuat, ma mère est décédée et j’ai dû rebrousser chemin pour retrouver ma famille. Une semaine plus tard, je suis revenu au milieu de la nuit par le Fort Mingan chez la famille Mark. Hélène, partie soigner quelqu’un de la communauté, était absente. À son retour, vers 4 h du matin, je dormais déjà. Elle a dit à sa fille: “Je suis contente, mon fils est arrivé”.»
«Je désirais ardemment être leur fils, mais je me demandais combien de temps cela durerait? Les aléas de la vie me maintiendraient-ils près d’eux? Pourtant, pour eux, adopter quelqu’un, c’est pour la vie, et c’est ce qui s’est produit. Même si je ne vis pas là-bas en permanence, j’ai toujours gardé le contact avec la famille; je suis le grand frère qui vit près de Pessamit et qui reviens de temps en temps rendre visite à sa famille d’Unamen Shipu.»
«Le temps a passé et mon engagement dans le projet Aitnanipan a cimenté cette relation fraternelle avec la famille Mark.»
Les Innus sont les derniers nomades de la Côte-Nord et leur patrimoine, lequel est fort bien mis en valeur à travers votre livre, est, pour vous, «un élément culturel qu’il est impératif de préserver et de valoriser». Qu’auriez-vous envie de dire à nos lecteurs et lectrices qui souhaiteraient en savoir plus sur la contribution de ce peuple millénaire de l’Amérique septentrionale?
«Les Innus étaient là lorsque nous avons débarqué sur cette terre d’accueil. Même s’ils étaient des nomades en quête de leur survie, ils possédaient tout le bagage culturel propre à ce pays. Ils maîtrisaient leur langue, leur spiritualité, leurs savoirs, leurs légendes et leur culture principalement basée sur le caribou. Ils avaient développé un vocabulaire très riche pour tout ce qui les entoure. La flore, la faune, le territoire, les plantes médicinales, rien n’avait de secret pour eux. Je dirais même que certains initiés avaient développés des sens qui leurs permettaient de visualiser des choses de leur futur et de communiquer autrement entre eux. Et William était convaincu que les anciens pouvaient entrer en contact avec les esprits des animaux qui leurs dictaient les règles à suivre pour bien se comporter en forêt.»
«De notre côté, nous les percevions injustement comme des êtres sous-développés. Nous nous sommes longtemps crus supérieurs à ces habitants de la forêt qui semblaient n’avoir rien à partager avec notre modernité. Quelle prétention! Les Innus sont pourtant des êtres humains remarquables!»
«Je crois que nous devons descendre de notre piédestal et regarder les Innus comme des frères qui ont beaucoup à partager malgré nos différences. Ils font partie de ce monde que nous habitons et nous nous devons de les respecter davantage et d’être à l’écoute de leur vision des choses. Ils ont beaucoup à nous apprendre surtout en cette période particulièrement difficile que nous traversons en ce moment. Soyons à l’écoute!»
Et si on s’accordait un petit moment pour rêvasser avant de se quitter? Si vous aviez la chance de remonter le temps et de revisiter, aussi longtemps que vous le souhaitez, un moment charnière de l’Histoire qui vous a toujours fasciné, lequel choisiriez-vous, et quel personnage marquant, à vos yeux, espéreriez-vous croiser sur votre route?
«Si je devais d’abord choisir un lieu où me projeter dans le passé, j’aimerais me retrouver sur les rives du Piekuagami, juste avant le premier contact avec les explorateurs qui se sont imposés sur ce territoire.»
«Ô Lac, grand et majestueux! / Tes veines ardentes qui formaient autrefois des voies d’accès pour les nomades de la forêt, les «nutshimiunnut» / Ô Lac, qui nous regarde passer sur tes rives depuis des siècles et des siècles / Comme j’aimerais te contempler en ces temps anciens!»
«En revanche, si je devais choisir un lieu et un personnage lié à un moment charnière de l’histoire, j’aimerais me retrouver le 27 mai 1603 à la Pointe aux Alouettes, près de Tadoussac, là où Samuel de Champlain rencontra le chef Anadabijou pour conclure une alliance entre les Français et les trois Nations Algonquiennes présentes. Ce serait un beau rêve et il y aurait un grand festin à la manière des Innus!»
Aitnanipan (C’est ainsi que nous vivions) de Serge Jauvin sera disponible en librairie à compter du 9 avril au coût de 60 $ (papier). Pour découvrir nos précédentes chroniques «Dans la peau de…», visitez le labibleurbaine.com/nos-series/dans-la-peau-de.
*Cet article a été produit en collaboration avec les éditions du Septentrion.
Quelques photographies tirées du livre «Aitnanipan»
Par Serge Jauvin