ThéâtreEntrevues
Crédit photo : Jean-François Boisvenue
Le décrochage social au cœur de Contre la suite du monde
En donnant naissance à leur compagnie La nuit / Le bruit, Claire et Jean-François se sont donné pour mandat de marier leur vision artistique commune à une pratique documentaire et politique. En effet, «c’est en démarrant nos recherches, pendant la création de La dette de Dieu, que nous nous sommes rendu compte que nous voulions faire des spectacles à contenu avec une forme esthétique très travaillée», précise Claire.
Contre la suite du monde est le deuxième volet du triptyque poético-documentaire imaginé par La nuit / Le bruit. Alors que le premier (La dette de Dieu) abordait les thèmes du crédit et de l’endettement, ce plus récent spectacle se concentre sur la question du décrochage social.
«Presque 50% de la population se sent exclue de la société, alors nous avons cherché à comprendre quelles formes de déconnexion cela pouvait prendre. On a creusé autour du décrochage politique, du décrochage scolaire, mais aussi autour de la méfiance envers les médias et de la participation de ces derniers à ce genre d’inadéquation entre la vie réelle et la vie qui nous est présentée», explique Claire. «Aussi, nous avons orienté nos recherches autour de la déconnexion de nos élites par rapport au peuple et réciproquement», poursuit Jean-François.
Trois personnages, trois symboles
Pour illustrer cet «abandon social» de façon poétique, les deux auteurs ont créé trois personnages de toute pièce; chacun évoquant à sa façon ce laisser-aller face à une fin du monde annoncée.
Ainsi, au cours de l’histoire, on découvre Philippe Racine, «un puissant qui tire son épingle du jeu, mais qui n’est pas forcément très à l’aise d’être dans cette position. Il se pose beaucoup de questions sur le langage et sur la façon dont ce dernier définit ou transforme notre réalité.»
Il y a aussi Ève Pressault qui, elle, «est une anxieuse complètement accro aux réseaux sociaux et aux nouvelles technologies. Sa dépendance amplifie son anxiété, elle représente le besoin d’haïr pour s’en sortir.»
Et enfin, Peter Farbridge complète le tableau en tant que «professeur d’université et baby-boomer un peu dépassé. Atteint d’un cancer, il continue à fumer: il représente donc aussi le souci climatique qu’on est en train de vivre», décrivent nos interlocuteurs.
Mais à travers ces protagonistes qui semblent tous plus ou moins en mauvaise posture, Contre la suite du monde a été pensé comme un divertissement: «Le spectacle n’est pas sombre du tout. Même s’il parle de sujets assez anxiogènes, il y a beaucoup d’autodérision et de jeu, il est même assez drôle», précise Jean-François. «On a volontairement exagéré les traits de caractère des personnages. Ça les rend ridicules, il y a beaucoup d’humour dans l’idée de la thérapie de groupe. Au final, tous ces personnages représentent cette incapacité qu’on a à changer nos habitudes», ajoute Claire.
Un processus de création artistique hors norme
Au-delà de ses thématiques traitées de façon poétique, La nuit / Le bruit se distingue par l’originalité de son approche artistique. D’abord, du point de vue de la scénographie: dans Contre la suite du monde, des capteurs sont intégrés à l’espace scénique pour permettre aux personnages d’interagir et d’influencer leur environnement sonore au gré de leurs mouvements et de leurs ressentis.
En fait, cette volonté de pousser plus loin une intention esthétique ou d’utiliser une technologie au service de l’histoire s’est inscrite dans le projet de création de la compagnie. «On a choisi différents sujets qui nous habitaient comme la fonction sociale des revenants, ou les enjeux de maladie mentale. À chaque fois, le choix du thème a été l’occasion de le traiter d’une manière visuelle et scénographique différente», justifie Claire.
Également, le processus de création de La nuit / le bruit est basé sur de la recherche de type universitaire, théorique et philosophique. Claire et Jean-François ont notamment mis en lumière le concept d’«hantologie» du philosophe français Jacques Derrida.
«Dans son livre Spectres de Marx, Derrida parle de fin et développe ses concepts en utilisant Hamlet pour illustrer son propos, soit que le monde va mal et est à changer. Je me suis dit qu’il y avait là un lien pertinent avec les thématiques de Contre la suite du monde. Donc, j’ai repris moi-même sa référence à Hamlet et on l’a ensuite insérée dans le spectacle en gardant le même angle philosophique, tout en y apposant aussi notre âme et notre propre vision par rapport au spectacle.»