CinémaEntrevues
Crédit photo : Photo: Tous droits réservés @ Les Films du 3 Mars
Une dure réalité qui choque
C’est dans les classes de l’Université Concordia que les chemins de Laurence Turcotte-Fraser et de Priscillia Piccoli se sont croisés pour la première fois, même si elles ne se connaissaient pas vraiment à l’époque.
Après son long métrage «The End of Wonderland» (La fin de Wonderland), Laurence s’est intéressée à l’embourgeoisement sauvage en Colombie-Britannique, ce qui consiste à modifier des quartiers au détriment des classes sociales modestes. Au fil de ses recherches, elle s’est aperçue que le phénomène s’amorçait à Montréal lors de la pandémie de COVID-19, en plus de l’augmentation de l’itinérance.
L’urgence d’agir l’a poussée à vouloir montrer l’impact humain de ce fléau.
Une certaine chimie s’était déjà installée entre Priscillia et elle lors du tournage du court métrage Tant qu’il restera de la glace de cette dernière. C’est pourquoi elle l’a approchée pour embarquer dans l’aventure avec elle qui est devenue Ma cité évincée.
De son côté, Priscillia faisait du bénévolat depuis six mois au centre de jour La Porte Ouverte, destiné aux personnes en situation d’itinérance. Et c’est durant la pandémie qu’un homme sans domicile fixe a été retrouvé mort de froid dans une toilette publique à quelques mètres du centre, fermé en raison du couvre-feu…
Ce terrible événement l’a facilement convaincue de pousser ses démarches plus loin et de couvrir cet aspect de la crise: «On donne des contraventions aux itinérants-tes parce qu’ils n’ont pas le droit d’être dehors, mais qu’est-ce qui arrive quand t’es en dehors du dehors? T’as besoin de te cacher! Moi, je trouve que c’est une injustice qui est fondamentalement impossible. […] Les personnes en situation d’itinérance font aussi partie de la société et il ne faut pas le nier», s’est-elle alarmée.
Du cinéma direct évocateur
Animées par leur mission sociale, les deux réalisatrices se sont lancées dans une approche de cinéma direct pour aller au fond des choses.
C’est en travaillant sur le terrain, sans scénario, qu’elles ont tenté non seulement d’illustrer cette crise du logement sans pareille, mais aussi de la faire vivre au public. «J’aime réaliser du documentaire avec des sujets actuels et créer un lien profond avec mes personnages, entretenir des relations sur le long terme avec eux pour essayer d’avoir beaucoup de nuances dans le propos», m’a confié Laurence.
Jouant les recherchistes durant un mois, Laurence et Priscillia ont choisi les voix principales de leur film: Loan Nguyen du Manoir Lafontaine, Michel Monette de CARE Montréal et Guylain Levasseur du campement Notre-Dame.
Priscillia avait été marquée par Guylain Levasseur dans un article d’Urbania où il parlait des campements pour sans-abris. «Je trouvais qu’il avait du charisme. Quand il a quelque chose à dire, il n’est pas gêné de le dire. Il veut déranger pour les bonnes raisons. Il peut vraiment faire bouger les choses, et c’est ce qu’on cherchait justement dans notre démarche», m’a-t-elle révélé.
«On ne cherchait pas des victimes, mais plutôt des gens qui étaient instigateurs∙trices de changement. Comme le Manoir Lafontaine, les locataires savaient que c’était le plus grand cas de rénovictions au Québec et que ça pouvait faire jurisprudence, et aussi faire changer les choses», a ajouté Laurence.
En tissant des liens forts avec les intervenants∙tes, elles les ont suivis tout au long du processus, et ces derniers∙ères les avisaient de tout événement majeur auquel elles devaient assister. De leur côté, elles leur apportaient de l’aide, que ce soit pour des couvertures chaudes et de la nourriture, ou encore pour du support moral. «La clé d’un cinéma direct, c’est d’avoir une belle proximité avec nos intervenants∙tes, et c’est une grande liberté qu’on leur donne. On ne leur met jamais les mots dans la bouche», a affirmé Priscillia.
Des sources d’espoir ont émergé des événements, comme le soutien de Manon Massé, co-porte-parole de Québec Solidaire, profondément touchée par la cause du Manoir Lafontaine qui se trouve dans son comté. Elle a même remis une médaille de l’Assemblée nationale du Québec aux militants∙tes du Manoir!
Des défis à relever un jour à la fois
Fidèles à leur démarche authentique, les cinéastes ont tourné l’équivalent de 70 heures de contenu sur une période de presque deux ans. Un très long processus de montage en a suivi afin de garder les scènes les plus évocatrices.
Plusieurs défis ont pointé à l’horizon, notamment les précautions à prendre en temps de pandémie. Au départ, c’était difficile pour les réalisatrices d’entrer chez les gens pour le tournage et de créer des liens avec eux, tout en appliquant les mesures de distanciation.
Le nombre d’imprévus s’est révélé significatif également. Par exemple, Priscillia m’a raconté qu’un soir, vers 22 h, Michel Monette l’a contactée pour qu’elles se présentent toutes les deux au démantèlement du boisé Steinberg le lendemain matin, à 5 h.
Et c’est sans compter qu’elles devaient rédiger des lettres pour justifier leur sortie durant le couvre-feu!
Un prix sensationnel bien mérité
À la mi-septembre, à l’occasion de la 12e édition du Festival de cinéma de la ville de Québec, Ma cité évincée a remporté le tout premier Prix du Public Jean-Marc-Vallée, créé en hommage au cinéaste parti trop tôt en décembre 2021.
Le documentaire s’est démarqué parmi les quatorze nominations, tous genres confondus. «Ça m’a touchée, alors que c’est la première fois que je gagne un prix pour un film, que ce soit le premier prix de Jean-Marc Vallée, qui a été fondateur dans ma démarche artistique! Mais j’étais surtout contente de la réaction du public dans la salle. Pour moi, c’est ça la grosse victoire», s’est réjouie Laurence.
Confectionnée par Marc Séguin, artiste visuel québécois de renommée, la statuette coulée dans le bronze représente une rose sauvage cadrée. Priscillia m’a raconté l’essence de ce symbole.
«Pour nous, c’est super symbolique, parce qu’on est parties de quelque chose de minime et de fragile, et c’est devenu tellement humain. Avec notre caméra et notre micro, on a décidé de cadrer des choses qui étaient pour nous sensibles, mais qui étaient aussi dans une certaine vulnérabilité. On était vraiment au cœur de la cause et on n’aurait pas pu faire mieux que ça. On a mis nos tripes sur la table. Notre film n’est pas parfait, mais chaque imperfection fait qu’on ressent plus l’humain et la beauté dans le détail.»
Des espérances inspirantes
Dans un monde utopique, les deux cinéastes souhaiteraient ouvrir le dialogue entre les politiciens∙nes et les citoyens∙nes ainsi que de mobiliser le public face à la crise du logement, et ce, dans l’objectif de trouver des solutions tous ensemble.
«Quand on a commencé le film, on se demandait si on cherchait une solution à la crise du logement. Bien vite, on s’est rendu compte que c’est tellement complexe comme enjeux, mais que chaque pierre compte […] N’importe quel mouvement social qui a existé ne peut pas juste partir d’un côté. Il faut que le corps politique décideur tende l’oreille et soit prêt à faire des changements dans sa manière d’opérer, et que le citoyen∙ne rende le décideur responsable de ses actions», a clamé Laurence.
C’est avec conviction que Priscillia a conclu: «On espère qu’avec ce film-là, on va pouvoir bouger des cartes au niveau gouvernemental; c’est notre grand rêve. […] Ça peut être le début d’une discussion. Les décideurs peuvent changer les lois, mais est-ce qu’un citoyen∙ne le peut? En quelque sorte, je peux dire que non, mais avec la force du nombre on peut gagner des causes!»
L’occasion, pour vous, de participer au changement!
Réservez vos billets sans plus tarder et faites un premier pas vers la résilience:
- Sortie en salle: dès le 20 octobre au Cinéma du Musée, au Cinéma Public, au Cinéma Moderne et à la Cinémathèque québécoise;
- Ciné-rencontres: 21 octobre à 18 h 30 au Cinéma Moderne, le 22 octobre à 18 h au Cinéma Public et le 26 octobre à 18 h 30 au Cinéma du Musée, en présence des deux cinéastes;
- Tables rondes animées par Alice Michaud-Lapointe: 22 octobre à 14 h au Cinéma du Musée et le 29 octobre à 16 h au Cinéma Moderne, en présence des deux cinéastes et de plusieurs protagonistes et experts∙tes.